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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 7 novembre 1854, mardi midi.

Il est un peu tard pour faire la belle [1], il y a déjà longtemps que cette dure vérité m’est apparue pour la première fois. Mais, mon cher poëte, me répondrez-vous avec la même franchise si je vous demande : s’il est toujours temps de vous adorer ? Quelle quea soit votre réponse, j’ai grand peur de ne pouvoir rien changer ni rien modifier à l’état de mon cœur. Mon amour est un pauvre incurable que rien nib personne ne saurait guérir car je ne sache pas que vous ayez la même propriété que la lance d’Achille [2]. Je vous demande pardon de cette citation mythologique que la fréquentation de la savante Suzanne m’inspire et j’en reviens à mes moutons. Je vous aime au passé, au présent, au futur voire même aux quatre temps. L’hiver, la nuit, la mort et la transmigration ne sauraient m’en empêcher ; c’est assez monotone mais vous n’y pouvez rien ; prenez-en votre parti en vers… et contre tout à moins que vous ne préfériez me supporter en prose.
Je ne suis pas sortie aujourd’hui je garde cela pour demain : ce sera un prétexte d’ailleurs pour aller chez Mme Préveraudc et chez Mlle Allix leur faire mon invitation pour dimanche prochain. L’ennui des ennuis, ce sera d’écrire aux autres. Rien que cette nécessité épistolaire m’empêcherait de recevoir jamais personne. Pour un rien j’enverrais promener le Balthazar et je dépendrais la crémaillèred tant j’ai peur de montrer mon ignorance. C’est encore plus désagréable pour moi que de montrer ma figure et pourtant ni l’une ni l’autre ne sont de mon fait et ne sauraiente m’être reprochées avec quelque justice. Ce n’est pas de ma faute si dans la hiérarchie des êtres mon point de départ commence à une cruche et si je n’ai encore franchi qu’un échelon de l’échelle ascendante pour peu que cette progression se continue dans les siècles des siècles vous me retrouverez dans le paradis avec des petits ailerons d’oie qui vous tendront les bras. D’ici là je vous embrasse comme un chien.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16375, f. 373-374
Transcription de Chantal Brière

a) « quelque ».
b) « n’y ».
c) « Préverau ».
d) « crêmaillère ».
e) « saurait ».

Notes

[1Premier vers de « Chanson », poème daté du 30 octobre 1854, Les Quatre vents de l’esprit, III, 30.

[2La lance d’Achille pouvait seule guérir les blessures qu’elle avait infligées.

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