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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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24 décembre [1846], jeudi soir, 8 h. ½

Je t’écris de mon lit, mon petit Toto adoré, en te priant de ne plus grogner puisque tu vois que je suis très obéissante. Aujourd’hui je me suis un peu fatiguée sans cependant m’être tenue longtemps debout. Cela tient évidemment à mon indisposition plutôt qu’à ce que j’ai fait aujourd’hui. Demain je serai immobile si je peux. D’un autre côté je redoute plus que je n’ose te le dire l’ennui qui me viendrait de l’inaction. Je ne supporte mon isolement qu’à force d’une sorte d’activité de mouvement [1]. J’ai toujours été un peu de la nature des bêtes fauves, il faut que je m’agite sans cesse dans ma cage. Je t’écris avec la lumière à ma droite, ce qui me fait une sorte d’ombre chinoise tout à fait agaçante qui me fait dévier à chaque ligne comme si j’avais trop bu, ce qui n’est pas vrai pour ce soir. Les autres jours je ne dis pas, la Juju est faible et la boisson n’est pas désagréable. Voime, voime, mais pour ce soir ce n’est vraiment pas le cas.
J’ai oublié de te dire que j’avais eu tantôt la visite de l’intéressante Mlle Féau. Tout le temps qu’elle est restée auprès de moi, je n’étais occupée que de la pensée de la voir en aller pour qu’elle ne se rencontre pas avec toi parce que je sais combien elle t’est désagréable. Heureusement mes vœux ont été exaucés. Je ne peux pas te dire à quel point c’est gênant d’écrire avec cette fausse lumière. Cette incertitude de ce qu’on fait rejaillit sur l’esprit et y fait la même ombre que ma main sur le papier, ce qui rend la chose doublement asticotante. Pour un peu je me lèverais pour achever mon gribouillis à l’endroit. Voilà ce dont je suis très capable malgré mes infirmités et mes maladies. À propos j’ai là une lettre de Mme Luthereau venue par la petite poste. J’ai la discrétion de ne pas l’ouvrir avant votre permission. On n’est pas mieux élevée que cette Juju là, comme vous voyez. Que je vous voie grogner encore et vous aurez affaire à moi. Je n’ai pas besoin que vous alliez sur mes brisées. J’entends et je prétends conserver à moi seule le monopole de la grognasserie. J’y tiens absolument. D’ailleurs vous n’en aviez pas le droit aujourd’hui car j’avais vraiment pris des précautions pour ne pas me fatiguer. Cher adoré, mon Victor bien-aimé, non seulement je veux vivre puisque tu m’aimes, mais encore je veux me hâter de guérir pour réclamer l’exécution de ta bonne petite promesse. J’y tiens de toutes mes forces. Tu penses qu’avec de telles dispositions je ne peux pas faire d’imprudences. Je ne peux que t’aimer de toute mon âme comme toujours.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16364, f. 283-284
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

Notes

[1Le « pacte » conclu entre Victor Hugo et Juliette Drouet impose la réclusion de cette dernière chez elle et l’interdiction de sortir sans être accompagnée par lui. De là une grande souffrance, qui s’exprime en plaintes et reproches.

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