Université de Rouen
Cérédi - Centre d'étude et de recherche Editer-Interpréter
IRIHS - Institut de Rechercher Interdisciplinaire Homme Société
Université Paris-Sorbonne
CELLF
Obvil

Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

Accueil > Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo > 1854 > Avril > 10

10 avril 1854

Jersey, 10 avril 1854, lundi après-midi, 2 h.

Cher petit homme, je vous aime à travers toutes mes grogronneries et je sens combien vous êtes ineffablement bon pour moi. Aussi je vous demande humblement pardon en y joignant tous les regrets, toutes les tendresses et tous les baisers de mon cœur, de mon âme et de ma bouche.
Si j’étais sûre, mon cher petit homme, que tu ne puisses pas me faire sortir tantôt, je sortirais maintenant malgré le vent et la poussière qu’il fait. Mais si tu dois me faire sortir, et Dieu sait si je le préfère et si je le désire, je resterais chez moi afin de te garder toutes mes jambes et tout mon souffle. En général il m’est difficile de fournir deux sorties sans me fatiguer beaucoup. J’avais promis à ce brave Claude Durand de lui lire le speech vipéreux de Montalembert [1] aujourd’hui mais il va sans dire que je ne dois pas l’attendre et que s’il n’est pas là rien ne peut m’empêcher de sortir. Je vais donc prendre conseil de mes forces tout à l’heure quand je me serai acquittée de ma restitus. Quand je pense à mon injuste maussaderie envers toi depuis hier les larmes m’en viennent aux yeux de honte et d’amour. Pauvre, pauvre cher adoré, n’est-ce pas que l’amour rend bien méchante. Mais cela n’est pas étonnant puisque je suis piquée du Collet, ce mancenillier [2] démagogue a le don d’empoisonner tout ce qui l’approche d’une lieue loin. Tu vois que ta femme, elle-même, sans savoir tout le venin que contient ce verdâtre démocrate, ne peut pas le souffrir. Quant à moi qui sais à quoi m’en tenir sur ce patriote arsenical, je l’ai en horreur. Cependant ce n’est pas une raison pour faire retomber sur toi cette sainte horreur. Aussi, mon trop bien-aimé, je te redemande bien pardon.

BnF, Mss, NAF 16375, f. 138-139
Transcription de Chantal Brière

Notes

[1Pierre Larousse : « En mars 1854, il [Montalembert] écrivit à M. Dupin une lettre politique à laquelle on donna une publicité qu’il n’avait pas cherchée, et qui motiva contre lui des poursuites que l’Assemblée autorisa, mais qui n’aboutirent qu’à une ordonnance de non-lieu ». Dans ses carnets (CFL, éd. Massin tome IX, p. 1144), Hugo note en avril 1854 : « Montalembert en prison… ».

[2Arbre à suc toxique, dont la légende dit qu’il empoisonne ceux qui dorment à son ombre. Hugo utilise ce mot dans le poème « Pleurs dans la nuit », rédigé du 26 au 30 avril 1854, et en fera un dessin, où l’ombre du mancenillier prend la forme d’une tête de mort, en 1856.

SPIP | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0
(c) 2018 - www.juliettedrouet.org - CÉRÉdI (EA 3229) - Université de Rouen
Tous droits réservés.
Logo Union Europeenne