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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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22 mai 1847

22 mai [1847], samedi matin, 7 h.

Me voici revenue au point de départ d’hier matin, attendant ta lettre et la désirant plus que de toutes mes forces [1]. Dieu veuille que cette similitude ne se continue pas aussi tristement toute la journée et que je n’aie pas tantôt une cruelle déception de plus à compter dans ma vie.
Comment vas-tu, mon Victor adoré ? J’aurais dû commencer par cette question mais j’ai l’esprit si tourné vers cette lettre et le cœur si plein d’impatience que je ne sais plus de quelle manière dire les choses les plus simples et comment m’informer de ce qui m’intéresse le plus. J’espère que tu vas toujours très bien et que tu auras bien dormi. Quant à moi, j’ai toujours mon mal de gorge renforcé d’un affreux mal de tête, ce qui me gêne et me fait souffrir beaucoup.
Merci, adoré, merci de ton ravissant cadeau. Tu m’as comblée plus que je n’osais l’espérer, merci de tout mon cœur et de toute mon âme. Je n’ai pas osé en prendre possession tout de suite, parce que j’ai craint de toucher à tes papiers pour les chercher. Tes dessins, j’aime mieux que cea soit toi en personne qui me les donnesb. Ils m’en seront doublement précieux et je ne me serai pas exposéec à te déplaire en touchant tes papiers.

Juliette

Leeds, BC MS 19c Drouet/1847/28
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen

a) « se ».
b) « donne ».
c) « exposé ».


22 mai [1847], samedi matin, 9 h. ½

Enfin ! enfin ! enfin ! la voilà cette lettre tant désirée, si aimée, si baisée et si bénie d’avance. Merci, mon Victor, merci avec ce que j’ai de plus doux, de plus pur, de plus tendre, de plus courageux, de plus résigné, de plus charmant, de plus reconnaissant et de plus divin dans le cœur. Tu me rends le courage possible, tu me fais la résignation facile avec ton amour. D’une main tu cicatrisesa une affreuse blessure et de l’autre tu me donnes toutes les joies de ce monde. C’est que dans chacune d’elle il y a le mot amour. Amour ! c’est-à-dire tout ce qu’il y a de plus doux et de plus rayonnant : la consolation et la joie. Mes idées se confondent dans des mots qu’elles ne savent pas s’approprier, et puis elles sortent de mon pauvre esprit tumultueusement pressées et chassées qu’elles sont par les sentiments si exaltés et si passionnés de mon cœur. Je ne suis pas assez forte ni assez habile pour les discipliner et les remettre en ordre. Il faut donc que je les abandonne au hasard, m’en rapportant à ton adorable indulgence pour les rassembler et leur faire prendre place dans ton cœur.
Mon Victor bien-aimé, je suis heureuse grâce à toi, je suis forte de ton amour. Je crois et j’espère en tout ce que tu me dis et je t’aime à genoux.

Juliette

Leeds, BC MS 19c Drouet/1847/29
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen

a) « cicatrice ».


22 mai [1847], samedi après-midi, 3 h. ¾

Je t’attends, mon Victor, avec la douce résignation que me donne la certitude d’être aimée de toi. Je ne peux pas en douter après l’adorable lettre que tu m’as écrite. Tout ton génie et toute ta bonté ne suffiraient pas pour trouver d’aussi douces et d’aussi saintes choses si tu ne les pensais pas.

6 h. ¼

Une joie plus grande encore est venue s’ajouter à ma joie de ce matin, un bonheur plus grand que tous les bonheurs de ce monde m’est arrivé dans ta charmante et délicieuse personne. C’est dommage qu’il ait duré si peu. C’est égal, je suis encore bien heureuse. Tant que je sentirai autour de moi ton enivrante atmosphère, mon cœur battra plus fort de plaisir, de reconnaissance et d’amour. Tu m’as comblée aujourd’hui. Ta lettre adorée et deux de tes plus ravissants petits dessins, c’est pour en devenir folle de joie ! Tu ne peux pas savoir à quel point tout cela m’est précieux car pour moi ce sont plus que des curiosités célèbres, ce sont les plus vénérées et les plus adorées des reliques. Je les garde avec plus de soin que les avares ne font leurs trésors et avec plus de sollicitude que le prêtre ses hosties. J’y ai foi autant qu’en mon amour même, aussi la nouvelle possession d’une de ces merveilles de ta plume et de ta pensée me rend folle de joie. Je t’aime, je t’aime, je t’aime.

Juliette

Leeds, BC MS 19c Drouet/1847/30
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen


22 mai [1847], vendredi soir, 6 h. ½

Je tiens beaucoup à te fournir mes quatre gribouillis aujourd’hui en dépit des quatre d’hier. C’est une occasion trop rare de me décharger le cœur un peu plus que de coutume pour que je la laisse passer sous prétexte de double emploi ou de BIS IN IDEM [2]. Que dites-vous de ce latin ? Il m’ébouriffe moi-même et j’ose à peine lever les yeux sur la profondeur de mon érudition. Bigre, il paraît que j’ai joliment profité de vos leçons puisque je sais même ce que vous ne m’avez jamais appris. Quelle élève vous avez là ! Si vous voulez je vous joue tout mon latin aux dames contre tous vos dessins. Cela vous va-t-ila ? Pour vous qui gagnez à coup sûr, cela ne peut que vous allécher beaucoup. D’abord vous pourrez toujours faire de ravissants dessins tandis qu’il est très douteux que je puisse cracher longtemps de pareillesb latineries. Pas plus tard que ce soir, je vous ferai ma petite proposition. Si vous êtes bien conseillé, vous accepterez tout de suite. Vous pourrez ensuite damer tous les PIONS de tous les collèges et autres lieux savants et hideux que la pudeur m’empêche de nommer. D’ici là, baisez-moi et aimez-moi, vous en avez le droit plus que jamais.

Juliette

Leeds, BC MS 19c Drouet/1847/31
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen

a) « vat-il ».
b) « pareils ».

Notes

[1La Sainte-Julie est célébrée le 21 mai. Juliette attendait donc impatiemment la veille sa lettre rituelle, qu’elle recevra enfin dans la matinée : « … Tous les jours, je prie l’ange que j’ai dans le ciel, pour toi l’ange que j’ai sur la terre ; je lui dis d’unir ses prières à celles de ta Claire bien-aimée ; je leur demande à toutes deux que tu sois heureuse, que tu sois calme, souriante, résignée sous la main de Dieu, satisfaite de ta destinée telle qu’elle est, et qui est bonne, vois-tu, puisqu’elle se compose d’amour en cette vie et d’espérance au-delà. Voilà les idées que je les supplie, ces deux anges, de mettre dans ta pensée. Oh ! qu’elles nous protègent et qu’elles nous sourient, nos deux filles… Sois bénie, ma bien-aimée, nos deux anges veillent sur toi. À de certaines heures, il me semble voir sur ton beau visage l’ombre de leurs ailes… » (Victor Hugo, Œuvres complètes, édition chronologique publiée sous la dir. de Jean Massin, Paris, Le Club français du livre, volume 7, 1967, p. 856).

[2Non bis in idem ou ne bis in idem signifie textuellement « pas deux fois pour la même [chose] ». C’est un principe classique de la procédure pénale, déjà connu du droit romain, d’après lequel « nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement à raison des mêmes faits » (ancien code d’Instruction criminelle).

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