10 octobre 1845

10 octobre [1845], vendredi matin, 8 h. ½

Bonjour, mon petit Toto chéri, bonjour, mon cher bien-aimé adoré, bonjour, mon amour, comment vas-tu ce matin ? Viendras-tu déjeuner ? Hélas ! ça n’est pas possible tout bonnement et je suis une folle d’y songer. Mais tu peux revenir de bonne heure et venir tout de suite me voir ! C’est ce que je te supplie de faire et ce que je ferais de force si j’étais à ta place. Dans l’espoir que tu viendras dîner ce soir, j’ai fait acheter du poisson et des haricots verts. Ce serait fort ennuyeux si tu ne venais pas et surtout fort triste pour moi. J’ai fait faire la lessive de tous mes rideaux hier. Ce matin je l’ai étendue dans le jardin. Aujourd’hui je ferai nettoyer^a tous les carreaux et battre toutes les tapisseries pour le jour où on posera les tapis. Tu vois que je ne manque pas d’occupation et que ce n’est pas par désœuvrement matériel que ton absence me pèse si cruellement. Cher petit homme chéri, je vois venir la rentrée des classes avec un profond serrement de cœur, car je te verrai encore moins qu’à présent et je ne pourrai plus déjeuner et dîner avec toi qu’à de très rares intervalles. C’est si bon et si doux de brouter avec toi que l’habitude m’en revient dès le premier jour que ce bonheur-là m’arrive et que j’ai toutes les peines du monde à m’en défaire malgré le peu de temps que je l’ai eue^b. Tâche au moins, mon Victor chéri, de me faire profiter du peu de jours qui te restent en venant déjeuner et dîner tous les jours. J’y compte bien pour ce soir et ce serait un véritable chagrin pour moi si tu ne venais pas. En attendant, je t’aime de toute mon âme.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16361, f. 29-30
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) « nétoyer ».
b) « je l’ai eu ».

10 octobre [1845], vendredi soir, 8 h. ¾

Je suis honteuse, mon bien-aimé, de l’accès de mauvaise humeur que j’ai eu tout à l’heure. Je ne voulais pas te montrer combien ton départ précipité et l’histoire de Varin me causaient d’ennui et d’inquiétude, et je me suis échappée sur la première chose venue. J’aurais mieux fait de ne pas me contraindre plutôt que de tomber dans un accès de grossière impatience. Je t’en demande pardon, mon Victor, sans me le pardonner à moi-même, car je m’en veux horriblement. Cher bien-aimé, tu es cependant plus que ma vie. Je ne comprends pas comment je peux avoir des moments si haïssables, moi qui donnerais tout au monde pour ne pas te déplaire. Je crois que cela tient à l’excès même de mon amour. Ça n’est pas très aimable, mais c’est toujours bien tendre au fond.
Tu as raison de ne pas faire d’autorité chez toi, mon bien-aimé, tout vaut mieux que ce moyen-là. Cependant je ne sais pas ce que je deviendrai s’il faut que tu accompagnes Charles à [Rennes  ?]. J’espère que Varin reculera devant la possibilité d’un refus et qu’il fera tous ses efforts pour empêcher ce pauvre Charlot de risquer un si gros jeu. Mais dans tous les cas, il s’est laissé aller trop loin en donnant le premier conseil [1]. Quant à moi, malgré l’intérêt qu’il veut bien prendre à ma fille, je lui en voudrais à la mort s’il fallait que je sois séparée de toi pendant un mois. J’espère que cela ne sera pas, mon Dieu. Je n’ai déjà pas trop des pauvres petits moments que tu me donnes dans la journée et je ne sais pas comment je ferais pour m’en passer si longtemps. Le bon Dieu aura pitié de moi, je l’espère. Mais en attendant, je ne suis pas tranquille. Bonsoir, mon Victor adoré, pense à moi et aime-moi, j’en ferai autant et plus de mon côté.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16361, f. 31-32
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette