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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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5 octobre [1845], dimanche soir, 7 h.

Je ne t’ai pas écrit avant de sortir, mon Toto bien aimé, parce que j’étais en retard et que je ne voulais pas manquer d’aller voir cette pauvre péronnelle, surtout quand tu aurais pu aller au-devant de moi. Je suis sortie à 3 h. ½ passéesa et il était près de cinq heures quand je suis arrivée à la pension. J’y suis restée une demi-heureb et j’étais de retour à la maison à la nuit pas encore tout à fait close. Pendant que Suzanne apprête le dîner, je t’écris tous ces détails pour te rendre compte de tout ce que j’ai fait. Je ne suis pas sortie plus tôt parce que j’avais besoin de me peigner à fond aujourd’hui, n’ayant pas pu le faire hier à cause de notre excursion. J’ai trouvé ma fille en très bonne santé mais toujours assez triste de l’indifférence de son père. J’ai tâché de la remonter un peu à ce sujet, mais dans le fond de l’âme, je suis indignée de la conduite de ce hideux père à un point que je ne peux pas dire. Quand je pense que le peu d’accueil qu’il lui a fait l’année passée ce n’était que pour se servir de ton influence dans ses sales et honteuses affaires de ménage [1] et que depuis qu’il pense n’en avoir plus besoin, il la traite avec la dernière froideur, il me prend envie d’aller le trouver pour lui dire tout le dégoût et tout le mépris que m’inspire sa conduite. Je me contiens le plus que je peux devant sa fille, mais le diable n’y perd rien. Je n’ai pas vu Mme Marre. Elle était occupée et je n’en ai pas été fâchée, car depuis le refus qu’elle m’a fait de ma fille, je me sens un grand éloignement pour sa grosse personne.
Cher adoré, je ne sais pas pourquoi je t’entretiens de toutes ces tracasseries et de toutes ces antipathiesc quand j’ai à te parler de mon amour. Laissons toutes ces vilaines gens de côté et parlons de nous, de toi surtout, mon Victor toujours plus aimé et plus adoré. Tu es à Saint-James [2] ce soir en famille et entouré de tes amis. Penses-tu à moi ? Me regrettes-tu ? Me désires-tu ? M’aimes-tu ? Moi je fais ces quatre choses très grandement et très largement. Je ne fais même que cela, ce qui peut avoir l’inconvénient de te blaser et de te fatiguer. Mais je ne peux pas faire ni plus, ni moins. Penser à toi toujours, te regretter de toutes mes forces, te désirer de tout mon cœur et t’aimer de toute mon âme, voilà le fond et le tréfondsd de ma vie, absent et présent. J’espère que tu reviendras demain et que tu passeras chez moi avant le soir. Si tu ne viens pas, je serai plus que triste, je serai malheureuse. Tâche de venir, mon bien-aimé, et de dîner avec moi le soir, que j’aie le temps de te voir au moins. D’ici là, je vais trouver le temps bien long et bien te désirer et bien t’adorer pour te faire revenir.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16361, f. 15-16
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) « 3 h. ½ passé ».
b) « une demie-heure ».
c) « ces anthipathies ».
d) « le tréfond ».

Notes

[1Le 11 décembre 1844, la femme de James Pradier, Louise d’Arcet a été prise en flagrant délit d’adultère. Le 3 janvier 1845, James Pradier a obtenu la séparation de corps et de biens.

[2La famille de Victor Hugo séjourne à Saint-James depuis le 12 septembre. Il lui rend régulièrement visite, restant un ou deux jours. Le séjour prend fin le 21 octobre.

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