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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

Accueil > Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo > 1835 > BnF, Mss, NAF 16323, f. 143-146

Lundi soir, 8 h. ¼a

Parce que vous ne me lirez pas, mon cher Toto, ce n’est pas une raison pour que je ne vous écrive pas, puisque ça m’est un bonheur de vous écrire. Depuis plusieurs jours et sans d’autres raisons que votre caprice, vous êtes avec moi d’une injustice cruelle. Si vous saviez à quel point c’est monstrueusement injuste votre jalousie, vous rougiriezb de vous y livrer aussi souvent, et vous vous repentiriez d’être aussi méchant avec moi qui vous aime de toutes les forces de mon âme, et qui ne suis jamais une minute de la vie sans vous en fournir des preuves. Il vous a plu de troubler cette journée, comme il vous a plu de troubler la journée d’avant-hier, comme il vous plaira de troubler celle de demain et les autres. Je m’y soumets d’avance. J’aurai un grand fond de patience et de résignation, comme j’ai un grand fond d’amour. D’ailleurs, je ne vois pas pourquoi vous tiendriez avec moi l’engagement d’être heureux et de me rendre heureuse. Vous savez que je suis faitec aux déceptions de tous genres et vous seriez fâché que celle-ci manquât à ma vie. Vous avez sans doute raison. Du moins, je partirai de cette vie vierge de toutes illusions. C’est une consolation comme une autre.
Si vous deviez lire cette lettre, mon cher bien-aimé, je n’aurais pas autant lâché la bride à mon amertume parce que je vous aime, parce que je crains de vous affliger en vous mettant trop à nu devant les yeux votre injustice. Mais comme vous ne me lirez point, c’est un soulagement inoffensifd que je donne à mon âme en me plaignant de la manière peue généreuse dont vous escomptez ma vie et mon amour. Cependant, je ne veux pas employerf toute ma lettre à me plaindre de vous. J’ai dans le cœur un autre besoin qui est de vous dire que je vous aime, que vous êtes toute ma joie, tout mon bonheur, et que j’aimerais mieux mourir que de vous tromper. J’ai encore un autre besoin, celui de vous demander pardon des chagrins involontaires que je vous fais. Je vous prie de me pardonner mon amour puisqu’il ne vous rend pas heureux. Je vous prie de me pardonner de vivre puisque ma vie ne sert qu’à troubler votre repos. Hélas ! si j’étais bien sûre de ce que je vous dis là, je nous aurais bientôt délivrésg. J’y pense bien souvent. Ce qui me retient c’est un reste de doute, c’est la crainte de vous laisser un vide dans le cœur… Cependant, si j’étais bien sûre que je vous suis à charge, avec quelle joie je vous donnerais cette dernière preuve d’amour, avec quelle satisfaction je vous délivrerais de moi. Mon Dieu, je sens bien que vous pouvez craindre de me voir à un autre, que vous pouvez craindre de me voir malheureuse de votre abandon. Eh bien, si je vous débarrassais de tout en même temps, ne seriez-vous pas heureux, dîtes ? N’auriez-vous pas pour moi un sentiment de reconnaissanceh, dîtes ? Si vous saviez que de vous plaire m’est bien plus nécessaire que la vie, vous n’auriez aucune crainte de m’avouer la vérité. Il n’est pas besoin d’avoir la responsabilité de la promesse d’une mère morte pour faire le sacrifice de sa vie à son amant.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16323, f. 143-146
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) Juliette a noté « 2 » en haut de la cinquième page pour indiquer la deuxième partie de sa lettre.
b) « rougireriez ».
c) « faites ».
d) « innoffensif ».
e) « peue ».
f) « emploier ».
g) « délivrer ».
h) « recconnaissance ».

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