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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 25 janvier 1853, midi ½

Voici l’heure des gribouillis bouleversée, mon cher petit bien-aimé ; la nécessité d’avoir fini tous mes tracas de ménage à midi me force à mettre mon cœur à la queue de mon balai. Je ne m’en plains pas autrement, puisque c’est encore une manière de vous aimer. Seulement, je le constate pour que vous n’en soyez pas étonné, si tant est que vous ayez jamais remarqué l’heure matinale de ma première élucubration quotidienne. À ce sujet, je vous demanderai si vous avez pris le parti de renoncer à ces stupides gribouillis qui n’ont plus guère maintenant d’autre objet que dire la pluie et le beau temps, absolument comme les capucins des opticiens qui relèvent ou rabattent leur capuchon selon l’état du ciel [1]. Cette fonction a certainement son utilité, aussi, je ne m’en démettrai que si vous y consentez et si cela ne gêne pas vos observations météorologiques.
Maintenant, mon cher petit homme, tâchez de ne pas venir aussi tard qu’hier puisque vous devez vous en aller plus tôt aujourd’hui.
Il est probable que tu auras des nouvelles de tout le monde aujourd’hui, de là, peut-être, la nécessité d’y répondre tout de suite. Tu sais que dans ce cas-là tu ne peux guère compter sur Suzanne pour aller à la poste à cause de ton dîner et du mien. Il faudra t’arranger de manière à ce que nous puissions les porter ensemble, soit avant, soit après mon dîner, et puis m’aimer par-dessus le marché.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16373, f. 93-94
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain


Jersey, 25 janvier 1853, mardi après-midi, 2 h.

J’ai été forcéeade dévoiler mes affreux projets [2] à ma soûlarde de propriétaire beaucoup plus tôt que je ne voulais. Voici comment. Elle est montée tout à l’heure avec son petit garçon qu’elle tenait en guise de balancier, car la scélérate ne se tenait ni sur les pieds ni sur la tête, et elle m’a demandé si je comptais rester. Que, dans le cas où j’aurais l’intention de m’en aller, elle avait quelqu’un en vue. Cette manière de me mettre en demeure n’était pas trop maladroite pour une Jersiaise pocharde. Aussi, j’ai dû m’exécuter malgré la perspective des ragoûts qui m’attendent. Je lui ai dit qu’elle pouvait disposer de son logis si elle trouvait à le louer et tout de suite même si on consentait à m’indemniser de la quinzaine qui reste à ma charge. Mais, hélas ! je n’aurai pas cette chance et la prétendue dame n’était qu’un prétexte pour connaître mes intentions. Je reste donc plus que jamais dans cette maison plus parfumée de caca que de rose, et je me résigne à tous les hors-d’œuvre assaisonnés de roupies et d’horreurs. Pour modérer un tant soitc peu sa verve culinaire à mon endroit, je lui ai laissé entrevoir dans l’avenir la possibilité de revenir mettre mes dieux lards [3] dans ses casseroles. Ce qui a attendrie son djinn [4] jusqu’aux larmes. Puis elle s’en est allée, laissant dans ma chambre le doux parfum de la femme soûle et de l’enfant foireux, qui persiste, quoique j’aie ouvert ma fenêtre un grand moment.
Voici, monsieur le général, le récit littéral qu’a fait le caporal Juju. Maintenant je ne serai pas fâchéee de voir un peu votre style. Je vous attends le poing sur la hanche et la visière baissée.

BnF, Mss, NAF 16373, f. 95-96
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain

a) « forcé ».
b) « hors-d’œuvres ».
c) « soi ».
d) « attendrit ».
e) « fachée ».

Notes

[1Dans certains baromètres fantaisistes, un moine capucin ôtait son capuchon pour saluer le soleil, ou le remontait pour annoncer la pluie.

[2Juliette a décidé de quitter Nelson Hall, logement qu’elle occupe depuis le 12 août 1852, du fait de l’alcoolisme chronique et du caractère violent des propriétaires. Le 7 février 1853 elle s’installe « encore au premier étage, au-dessus d’une auberge, le Green Pigeon, appartenant à un certain Richard Landhatherland qu’elle appellera Inn Richland. », Gérard Pouchain, Robert Sabourin, Juliette Drouet ou la dépaysée, Éd. Fayard, 1992. p. 274.

[3Formulation plaisante pour dieux lares, dieux tutélaires du foyer chez les Romains.

[4Esprit de l’air, bon génie ou démon dans les croyances arables. Jeu de mot avec l’alcool le gin. « Djinn » est aussi le titre d’un poème de Victor Hugo dans Les Orientales.

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