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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 1er janvier 1853, samedi matin, 8 h.

Je ne sais pas ce qui se passe, mon pauvre bien-aimé, et ton absence me fait craindre toutes sortes de choses tristes. J’ai le cœur plein d’une cruelle inquiétude et pourtant je viens à toi comme au plus beau temps de notre amour pour te dire ceci : mon Victor, je t’adore. Le bon Dieu a beau souffler sur toutes mes joies et les disperser comme des feuilles mortes, je sens que les racines de mon amour sont plus vivaces et plus enfoncées que jamais dans mon cœur. J’aurais cru commettre un crime envers nous-mêmes, mon Victor bien-aimé, en ne saluant pas ce jour avec reconnaissance et avec dévotion. Maintenant que ce doux et pieux devoir est rempli, je veux faire taire ma personnalité pour ne m’occuper que de toi et de ce pauvre cher enfant [1]. Que fais-tu ? Que dit-il ? Où en sont vos craintes et vos espérances ? Comment s’est passéea la journée d’hier ? Comment avez-vous passé la nuit ? Ma sollicitude inquiète se heurte à toutes ces questions sans pouvoir en deviner une seule. Je souffre du doute autant que tu souffres peut-être de la triste certitude de l’état moral de ton pauvre insensé. Et pour surcroît de chagrin, je ne sais pas quand je te verrai. J’ai beau vouloir faire taire mon égoïsme et le contraindre à faire le mort tout le temps que durera cette douloureuse opération chirurgicaleb, je n’y résiste pas. Ma vie est tellement mêlée à la tienne que je ne peux pas les séparer ni même les distinguer l’une de l’autre. Dès que tu souffres je souffre. Quand tu t’éloignes ma vie diminue d’autant. Le jour où tu te sépareras de moi, je mourrai naturellement comme lorsque l’air manque aux poumons. Aussi, mon pauvre adoré, il m’est bien impossible de ne pas être doublement triste et doublement malheureuse de te savoir si cruellement tourmenté et de ne pas savoir quand je te verrai. Pardonne-moi de sentir ma douleur personnelle et de la confondre avec ta douleur paternelle. J’ai le cœur navré en pensant à ce pauvre enfant et à toi, et puis je pleure ton absence et ma pauvre petite lettre adorée perdue [2]. Puisse la folie de ces jeunes amoureux ne pas porter malheur à mon vieil amour. Mais, quoi qu’il arrive, je leur pardonne et je t’adorerai jusqu’à mon dernier soupir.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16373, f. 1-2
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain

a) « passé ».
b) « chirurgical ».


Jersey, 1er janvier 1853, samedi soir, 6 h.

Je te remercie, mon pauvre bien-aimé, de ta chère petite apparition si courte et si empreinte de tristesse qu’elle ait été, je t’en suis bien tendrement reconnaissante et je sens qu’ellea m’a été d’un grand secours pour reprendre haleine et courage dont j’étais un peu à court ce matin. J’espère que tu pourras t’échapper encore plusieurs fois avant le départ de Mlle L [3], car il serait trop triste de me faire faire à moi seule tous les frais de la ... Te voici, mon Dieu.

Samedi soir, 7 h.

Tu es arrivé à temps, mon pauvre adoré, pour m’empêcher d’écrire une méchante pensée dont le souvenir seul m’humilie et me contriste comme une mauvaise action. Ce n’est pas le moment de refuser la pitié et de marchander la générosité à des pauvres êtres qui souffrent selon leur nature, les uns par le cœur, les autres par la tête. Tout ce que tu fais est bien, tout ce que tu veux est juste, tout ce que tu enseignes est bon. Je veux être digne de toi, mon sublime éprouvé, en te secondant dans cette opération délicate, difficile et douloureuse, par ma patience, mon courage et ma confiance. Vois cette dame [4] autant de fois qu’il le faudra. Reste avec ton fils [5] jusqu’à ce que sa douleur soit un peu calmée. Enfin prodigue-toi, dévoue-toi, sacrifie-moi s’il le faut pour sauver ton pauvre fils, j’y consens de grand cœur dans l’espoir que tu m’aimeras mieux quand j’aurai encore un peu plus souffert pour toi. Mais ce que je te demande à genoux, au nom de ma propre vie, c’est de ménager la tienne et de ne pas surexciter tes douleurs de cœur par des émotions trop vives, de prendre du repos, de te calmer et de te confier un peu en la providence qui n’attend peut-être que ce moment pour intervenir victorieusement dans ce douloureux conflit d’amour et d’honneur.
Je t’en supplie, mon Victor adoré, mon bien plus que ma vie, mon amour béni, prends soin de toi, tâche de dormir ne fût-ceb que pour donner l’exemple à ce malheureux enfant et puis pense à moi si tu peux et aime-moi à travers ton amour paternel que je plains, que j’admire et que je partage dans ce qu’il a de plus dévoué.
Je n’ai pas encore reçu ta chère petite lettre. Si elle ne venait pas ce soir, quel regret et quelle impatience jusqu’au moment où je la recevrai. Mon Dieu, faites qu’elle vienne ce soir et soyez béni à tout jamais.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16373, f. 3-4
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain

a) « quelle ».
b) « fusse-ce ».

Notes

[1Il s’agit du fils cadet, François-Victor. Arrivé le dernier du clan Hugo à Jersey en août 1852, il repart dès le 10 octobre à Paris pour y rejoindre sa maîtresse Anaïs Liévenne. Comédienne, aimant le luxe, Mlle Liévenne fait supporter à François Victor ses pertes au jeu, ses dettes. Les proches s’alarmant de cette situation pour le moins compromettante et risquée sur le plan financier comme politique, décident d’aller rechercher le fils en perdition. Adèle mère, Auguste Vacquerie, François-Victor et Anaïs Liévenne arrivent ainsi à Marine-Terrace le 30 décembre 1852. Les amants sont séparés et Victor Hugo tente de leur faire entendre raison.

[2Juliette attend avec impatience la lettre que Victor Hugo lui destine habituellement pour marquer la nouvelle année. Redoutant que Victor Hugo ait oublié ce rituel épistolaire, Juliette émet l’hypothèse que la lettre a été perdue.

[4 Idem.

[5François-Victor Hugo (1828-1873).

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