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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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25 mars 1853

Jersey, 25 mars 1853, vendredi après-midi, 1 h. ½

Je ne serai contente que lorsque je t’aurai vu, mon cher petit homme, et que je saurai que ta douleur de cœur n’est pas revenue. Jusque-là je me permets d’être assez maussade et de tirer les heures par la queue. Mais je n’oublie pas la pauvre Mme Roland [1], au contraire, et je vais m’y mettre tout à l’heure de tout cœur en vous attendant. De votre côté, mon cher amour, tâchez de venir de bonne heure et pensez à moi si vous pouvez. Je vous autorise même à être très jaloux de moi au risque de me manquer de respect. Ma susceptibilité s’arrangera encore mieux de votre jalousie, si vous pouviez en éprouver à mon sujet, qu’elle ne se résigne à votre froide confiance. Quant à moi, je me livre avec cynisme au vice affreux de la passion et de la jalousie par la raison trop simple qu’il m’est impossible de vous aimer autrement. Maintenant pensez-en ce que vous voudrez, mon pauvre petit homme, et venez bien vite me tranquilliser sur votre santé, votre amour et le RESTE. Je vous attends, je vous désire et je vous adore, trois choses très exigeantes de leur nature.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16373, f. 303-304
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain


Jersey, 25 mars 1853, vendredi soir, 8 h. ½

Je ne sais pas, mon bien-aimé, si tu auras remarqué près de ta porte, au moment où je te quittais, une dame venant à nous. Laquelle dame avait l’air de courir après moi tant elle m’eut vite rejointea. Elle marchait depuis quelques secondes très près de moi lorsqu’elle m’adressa la parole en français pour se plaindre du froid ; puis, sans attendre que je répondisse à cette provocation de conversation, elle me dit textuellement ces paroles : vous êtes, je pense, la personne qui va chez monsieur Hugo ? Surprise désagréablement par cette indiscrète et inconvenante curiosité, je ne sus que répondre très sèchement : non madame, et je doublai le pas. La dame allongea le sien, paraissant décidée à pousser la connaissance ou la reconnaissance plus loin. Ce que voyant, je la laissai passer devant moi au moment oùb je tournais le coin de ton barbier. Cette manœuvre me servit à reconnaître dans cette indiscrète personne Madame Téléki. Elle était parfumée d’eau de Cologne dont elle laissait derrière elle une traînée odorante. Après que j’eus pris ce parti, ce fut à son tour à paraître désirer échapper à mes observations en hâtant le pas et en se retournant plusieurs fois pour savoir à quelle distance j’étais. Mais tout son manège ne m’empêcha pas de la voir entrer dans la maison du colonel Thalyc, qui appartient à la fille de ma propriétaire, et de voir le colonel lui-même, une lanière à la main, lui ouvrant la porte, comme s’il avait été cachéd derrière. Tout cela, mon pauvre adoré, ne m’aurait pas fait cligner un de mes cils tant je m’intéresse peu aux actions, bonnes ou mauvaises, des autres femmes quand je t’y crois étranger. Mais l’interpellation de cette femme à brûle-pourpoint m’avait si fort troublée qu’il m’a été impossible de dîner. Maintenant, je commence à me calmer, et j’en profite pour te dire que je ne te rends pas responsable de la démarche étrange de cette dame, que j’ai toute confiance en ta loyauté et que je t’aime de toute mon âme.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16373, f. 305-306
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain

a) « rejoint ».
b) « ou »
c) « Thally »
d) « cachée »

Notes

[1Dans le poème éponyme des Châtiments (V, XI), Victor Hugo rend hommage à cette figure féminine du socialisme français.

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