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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 16 août 1852, lundi matin, 7 h. ½

Bonjour, mon bon petit homme, bonjour avec l’ineffable joie d’hier soir, bonjour avec tout mon cœur et toute mon âme, bonjour. Je suis déjà installée dans mon petit parloir que je préfère à ma chambre malgré sa nudité et l’exiguïté de sa vue, parce que j’entends le bruit de la mer sans la voir ce qui me plait mieux que les pleurs de mon pauvre petit forçat de chien [1]. C’est grand dommage qu’il fasse vilain temps ce matin, cela suffit pour attrister l’espérance de te voir tantôt, car quoique la distance ne soit pas bien grande elle l’est encore beaucoup trop pour risquer de t’enrhumer. Aussi ai-je hâte de te savoir plus près de moi, pour cette raison d’abord et aussi pour le bonheur de me sentir vivre dans ton voisinage, de regarder le même grand spectacle que toi, de respirer ton haleine à travers celle de l’océan. Mais, d’ici là, mon cher petit homme, il faut que tu ne fasses pas d’imprudence en t’exposant à la pluie et au vent quasi équinoxiaux qu’il fait en ce moment. Et puis je te conseille d’avoir une de ces espèces de manteaux à manches en toile cirée que les messieurs et les gens du peuple portent par dessus leurs habits et qui les garantissent mieux que ne le sauraienta faire les plus grands des parapluies. Se défendre contre l’excessive humidité du climat doit être un des premiers soins à prendre dans ce pays charmant mais pluvieux. J’y insiste mon cher petit bien-aimé car je me méfie de la négligence accoutumée pour tout ce qui est conservation de ta santé. Tu te fies un peu trop à ton admirable organisation et tu en uses jusqu’à la témérité. Quant à moi qui n’ai pas la même confiance dans ton inépuisable santé, je te supplie de la ménager un peu plus parce que ma vie même y est attachée. Et puis pense à moi et aime-moi pour que le temps me paraisse moins long et moins maussade loin de toi. Tâche de venir avant le premier rayon de soleil qu’il fera aujourd’hui, s’il en fait un. En attendant je t’adore à pleine voile.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 219-220
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « saurait ».


Jersey, 16 août 1852, lundi matin, 11 h. ½

On ne se douterait pas que nous sommes au moment de l’année le plus chaud et le plus beau en voyant la température et le temps qu’il fait ici, mon pauvre petit homme. Vraiment après le marécageux pays de la Belgique et son larmoyant printemps le bon Dieu aurait dû nous indemniser ici par quelques semaines de vrai soleil et de ciel bleu. Au lieu de cela il nous inonde comme à plaisir de tous ses réservoirs qu’il lâche en cataractes d’eau glacée. Est-ce que le bon Dieu serait réactionnaire ? À voir comment il nous traite on aurait presque le droit de le supposer. En attendant je ne sais pas si je te verrai, ce qui suffit du reste pour me faire prendre en haine ce temps de papier gris mouillé. Je suis impatiente de te voir installé auprès de moi parce qu’il me semble que la distance étant beaucoup moins grande, tu pourras venir me voir plus souvent et me donner plus de temps. J’ai hâte aussi de grimper à mon premier [2] parce que j’y serai plus à mon aise pour t’y recevoir et que ma vue ne différera pas de la tienne ce qui te permettra de venir travailler auprès de moi autant que tu voudras. J’ai hâte encore de me remettre à MON TRAVAIL [3] qui est, après le bonheur d’être avec toi, ce qu’il y a de plus consolant, de plus amusant et de plus doux. Dès que tu auras la réponse d’Hetzel [4] tu prendras un parti à ce sujet. D’ici là je n’aurais pas mieux demandé que de collaborer avec le jeune Charles mais cela me paraît difficile vu le changement des lieux. C’est bien dommage car j’y prenais un goût très vif et j’y étais déjà très acoquinée mais l’impossibilité d’expliquer à ce jeune écrivain ma présence ici me force à y renoncer à mon grand regret. Je n’en serai que plus exigeante pour le monopole de vos propres chefs-d’œuvre, je vous en préviens. En attendant je suis obligée d’accrocher mon activité au clou sans aucune compensation du farniente puisqu’il est impossible de songer à hasardera son museau hors de son trou. C’est très bête et très ennuyeux mais qu’y faire ? Je m’en venge en vous aimant avec rage et en vous attendant avec fureur, mais j’aimerais mieux courir avec vous à travers les rochers et le nez au vent.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 221-222
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « hazarder ».

Notes

[1Fouyou.

[2Après avoir occupé un logement au rez-de-chaussée de Nelson Hall, Juliette Drouet s’installe dans un petit appartement au premier étage de la maison. De là dit-elle « la vue embrasse depuis la batterie du fort Régent à droite, jusqu’aux rochers de Saint-Clément à gauche. C’est aussi à Saint-Clément que se trouve Marine Terrace où Hugo et sa famille viennent d’emménager. » Gérard Pouchain et Robert Sabourin, Juliette Drouet ou « la dépaysée », Fayard, 1992, p. 272.

[3Son activité de copiste des manuscrits de Victor Hugo.

[4Le 15 août 1852 Victor Hugo écrit à Pierre-Jules Hetzel non seulement pour s’informer de l’état des ventes de Napoléon-le-Petit et de l’état d’avancement du projet de publication des Œuvres oratoires mais aussi pour lui annoncer qu’il peut « avoir un volume de vers Les Contemplations, prêt dans deux mois » et lui demander : « Cette fois, y-aurait-il moyen de faire une affaire à Bruxelles ? Qu’en pensez-vous ? Croyez-vous que la librairie Méline me ferait une offre acceptable ? Vous seriez bien aimable de tâter le terrain et de me répondre un mot à ce sujet, car selon votre réponse, j’achèverais le volume ou j’écrirais le roman pour me débarrasser de Gosselin. » (CFL, t. VIII/2, p. 1028.)

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