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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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23 mai 1852

Bruxelles, 23 mai 1852, dimanche matin, 7 h. ½

Bonjour, mon petit homme bien-aimé, bonjour mon cher petit joueur, bonjour Baccarat [1] et vive l’amour ! Hélas ce n’est pas de longtemps que je verrai vos épanouissements et vos joies diaboliques devant [la nuit d’emblée  ?] et les monceaux de fiches [partant  ? passant  ?] de la poche de la mère Reybaud dans la vôtre. Aussi, je retiens le plus que je peux tous les incidents de la soirée d’hier, pour m’en faire une sorte de daguerréotype [2] que j’ai sous les yeux, dans les oreilles, plein le cœur et plein l’âme jusqu’au jour où tu me seras rendu. Ce n’est pas que je veuille que tu marchandes le bonheur à ta pauvre sainte femme et que tu ne lui donnes pas tout ton temps et tout ce qu’elle voudra mais je n’aurai pas trop de tous mes souvenirs d’amour et de joie pour me tenir compagnie dans ma solitude pendant plusieurs jours [3]. C’est pourquoi, mon adoré bien-aimé, je te supplie d’y ajouter d’ici à ce soir tous ceux que tu pourras en venant de bonne heure me voir. Cependant je sais combien cela te sera difficile, aussi je te promets de n’avoir ni humeur ni impatience si tu ne le peux pas. Je ne veux en rien troubler le bonheur si légitime et si chèrement acheté de ta réunion avec cette noble et courageuse femme et je puiserai ma résignation dans la pensée de votre bonheur à tous.
Mon Victor adoré, n’oublie pas ta promesse de tout me dire ce qui concerne notre sécurité et notre bonheur à venir. En échange de l’absolue confiance que j’ai en toi, je te demande un peu de la tienne. Ne me cache rien, mon adoré bien-aimé, au nom de tout ce que tu as de plus cher et de plus sacré, au nom de l’honneur et de la justice dont tu es pour moi le symbole vivant, vénéré et adoré.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 63-64
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette


Bruxelles, 23 mai 1852, dimanche après-midi, 1 h.

Je te vois, mon bien-aimé, je t’écoute, mon âme, je te souris, ma joie, je t’adore, mon amour. Mon corps est ici mais je suis avec toi. Pendant que ma main gribouille je ne sais quelles tendresses incohérentes, mon moi, le vrai moi, te couvre de baisers et de caresses. Dans ce moment-ci je tressaille au contact de tes doux cheveux et je respire le parfum de ta belle petite bouche. Cela vaut mieux que d’aligner des phrases maussades qui ne ressemblent en rien aux ravissantes choses que j’ai dans l’esprit et dans le cœur. Voyons, mon petit homme, retournez-vous un peu de mon côté que je vous voie plus à mon aise, souriez moi plus fort pour que l’éclat de vos admirables dents m’éblouissent comme le reflet du soleil dans un miroir. Parlez-moi de votre voix la plus douce pour que cette harmonie vibre dans tout mon être comme la brise dans une harpe éolienne. Dites-moi vos paroles les plus tendres pour que ma pauvre âme ravie les recueille comme les perles et les diamants les plus précieux. Aimez-moi un peu pour que le ciel s’ouvre et me laisse entrevoir le paradis et puis laissez-moi assister invisible à votre vie tout entière. Je vous promets de n’être pas trop indiscrète et de ne pas trop gêner vos visites féminines. Je me bornerai à nouer leurs aiguillettesa et les vôtres assez solidement pour que la pudeur et la morale n’aient rien à redouter dans ces longs tête-à-tête [4].
Maintenant, mon petit bien-aimé, vous seriez bien bon et bien charmant de venir voir si j’y suis, car je commence à avoir pitié de ma pauvre BÊTE que j’ai plantée là pour courir après vous. Je suis sûre que je vais la trouver un peu plus triste que lorsque que je l’ai quittée et fort en peine de vous qui êtes la vie de sa vie et l’âme de son âme.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 65-66
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « aiguillete ».

Notes

[1Baccarat : jeu de cartes.

[2Daguerréotype : du nom de l’inventeur du procédé dispositif qui fixait une image sur une plaque de cuivre argentée iodurée en surface. D’après Françoise Heilbrun « À Bruxelles Victor Hugo semble avoir profité des premiers beaux jours pour faire tirer son portrait au daguerréotype » (En collaboration avec le soleil, Victor Hugo photographies de l’exil, Paris-Musées, 1998, p. 43). Puis à Jersey, dans la pièce la plus sombre du rez-de-chaussée de Marine Terrace, les fils Hugo aménagent un véritable laboratoire où diverses techniques sont pratiquées (daguerréotypes, négatifs albuminés, au collodion humide …) Charles essentiellement mais aussi François-Victor et Auguste Vacquerie prennent des clichés des membres de la famille Hugo, de visiteurs amis et de certains proscrits.

[3Mme Hugo fait un second voyage à Bruxelles du 24 au 26 mai pour arrêter avec son mari les dispositions à prendre concernant la vente du mobilier de l’appartement de la rue de la Tour-d’Auvergne.

[4Aiguillette : cordon ferré aux deux bouts qui servait à fermer ou à garnir les vêtements. Nouer l’aiguillette : faire un maléfice propre à rendre un homme impuissant.

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