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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 15 septembre 1852, mercredi matin, 9 h.

Bonjour mon tant bien-aimé, bonjour mon tant adoré petit homme, bonjour. Eh ! bien as-tu joui de ta haute marée hier en dépit de la nuit et de la pluie ? Quant à moi je me suis hâtée de rentrer chez moi très peu protégée que j’étais par mon ombrelle et n’ayant plus rien à admirer avec toi. Je me suis dépêchée de dîner et de me coucher car j’étais bien lasse. Je t’ai dit un tendre bonsoir d’intention sans avoir la force de le gribouiller sur le papier. Mais ce matin j’étais sur pied à 6 h. ½ et je pensais que tu en faisais de même de ton côté car il me paraissait irrésistible de ne pas répondre à l’appel de cette grande voix de l’océan ce matin. Aussi, je ne me suis pas fait tirer l’oreille pour venir l’admirer dans toute sa majesté. Je ne sais pas comment était la marée d’hier mais je sais que celle de ce matin était magnifique d’ampleur. Elle a couvert tous mes rochers et elle est un peu entrée en face à travers les planches. C’était vraiment bien grand et bien beau. J’avais presque envie de pousser une pointe jusqu’à Marine-Terrace [1] pour admirer avec toi cette splendide marée. Mais j’ai craint d’être remarquée et je m’en suis tenue à ma petite fenêtre. Cher petit homme, depuis avant-hier je suis la plus heureuse des femmes en dépit de ma glace cassée. Grâce à toi, grâce à la providence, mes yeux et mon cœur sont éblouis au dehors et en dedans de moi. Si je regarde devant moi je vois l’océan et si je regarde en moi j’y vois l’amour et partout le bonheur.

Juliette

BnF, MSS, NAF 16371, f. 323-324
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette


Jersey, 15 septembre 1852, mercredi matin, 11 h. ½

Bon appétit, mon cher petit homme, vous en avez le droit et s’il dépendait de moi de vous donner un excellent déjeuner, je n’y manquerais pas car vous le méritez à tout égard, lorgnette non comprise. J’espère que vous trouverez dans le garde-manger de quoi réparer votre héroïque fatigue matinale. Quant à moi je pense avec regret que je suis arrivée à l’apogée de mon admirable crescendo depuis deux jours et je m’apprête à redescendre tristement au niveau des jours ordinaires où il y a plus de bisque que de joie, plus de chambre que de promenade, plus de lorgnette que le RESTE, enfin plus d’embêtements que de bonheur ce qui n’est pas peu dire.
Cependant je ne veux pas être ingrate envers la providence et envers vous en n’acceptant pas gaillardement ma part d’ombre après avoir eu ma part de soleil. Je veux au contraire vous amorcer tous les deux à force de courage et de bonne humeur pour vous forcer à revenir à moi plus souvent. Est-ce le bon moyen ? Vous me le direz tantôt car j’espère vous voir tantôt et même bientôt. Après cela il n’est pas défendu d’espérer. Cela n’exclut pas la patience et la résignation et cela tient le courage en haleine. Va donc pour l’espoir de vous revoir le plus vite possible mais jusque-là soyez heureux autant que je vous aime, mon cher petit homme, et vous n’aurez pas grand-chose à désirer en sus.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 325-326
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette


Jersey, 15 septembre 1852, mercredi après-midi, 3 h.

Oh ! Comme nous avons bien fait de profiter de ces deux belles journées d’hier et d’avant-hier, mon doux adoré, comme on fait toujours bien de profiter de toutes les occasions d’être heureux quand on le peut car qui sait les lendemains que le bon Dieu nous garde. Qui est-ce qui aurait dit hier en voyant ce beau soleil qu’il ferait si noir et si froid aujourd’hui ? Heureusement nous n’avons pas perdu une goutte de ces splendides et belles journées, aussi ne se mêle-t-il aucune amertume de les voir tourner brusquement de l’été à l’hiver. Pour moi du moins, voilà ce que j’éprouve. Ce n’est pas que je renonce à t’accompagner dans tes excursions d’hiver, AU CONTRAIRE. Le mauvais temps ne m’effraie pas avec toi. Il n’y a que ton absence que je redoute plus que tout au monde. Aussi, mon petit Toto, il faut absolument trouver le trait d’union entre Charles et moi pour que nous puissions assister ensemble à tous ces beaux et sinistres spectacles de l’équinoxe dans les rochers. Tu connais ma prudence, tu sais jusqu’où va mon respect pour toi, ainsi ne crains rien de ma présence parmi vous. Je ferai en sorte que personne ne se trouvera blessé ou surpris de mon voisinage. Tu peux te fier à moi, mon cher adoré bien-aimé, tu verras que tu ne regretteras pas de m’avoir associée à tes courses pas plus que tu ne regretteras jamais, je l’espère, de m’avoir associée à ta vie.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 327-328
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

Notes

[1Marine-Terrace (faussement orthographié par Juliette Marine-Terrasse) : Maison dans laquelle la famille Hugo a emménagé le 16 août 1852. « Victor Hugo la décrit minutieusement dans William Shakespeare : « un corridor pour entrée, au rez-de-chaussée, une cuisine, une serre et une basse-cour, plus un petit salon ayant vue sur le chemin sans passants et un assez grand cabinet à peine éclairé ; au premier et au second étage, des chambres, propres, froides, meublées sommairement, repeintes à neuf avec des linceuls blancs aux fenêtres. » […] À l’emplacement de Marine Terrace, sur la grève d’Azette, s’élève aujourd’hui un immeuble massif appelé maison Victor Hugo. » Gérard Pouchain, Dans les pas de Victor Hugo en Normandie et aux îles anglo-normandes, Éd. Orep, 2010, p. 56.

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