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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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1er septembre 1852

Jersey, 1er septembre 1852, mercredi matin, 6 h. ¾

Bonjour mon petit bien-aimé, bonjour, de tout mon cœur et de toute mon âme, bonjour.
Je voudrais pouvoir te prédire un beau temps pour ta tournée en mer. Mais il fait si beau ce matin que je crains de me tromper. Tout ce que je peux faire, mon doux adoré, c’est de te souhaiter la continuation de ce beau soleil et beaucoup de belles choses à voir, c’est de prier le bon Dieu de ne t’envoyer aucune mauvaise chance et de te préserver de tout danger pendant cette petite excursion qui n’est peut-être pas sans péril à cause de tous les écueils qui entourent l’île.
Quant à moi, mon pauvre doux adoré, je ne serai tranquille que lorsque tu seras revenu de cette expédition et je ne serai heureuse que lorsque je te tiendrai dans mes bras.
D’ici là je me résigne à t’attendre dans mon coin, quoique je n’eusse pas mieux demandé que de t’accompagner incognito dans cette petite excursion. Mais outre que je peux être reconnue, j’éprouve un scrupule invincible à ma trouver avec ta famille sans une nécessité impérieuse comme celle de veiller sur ta vie et sur la leur. Quant au désir et au besoin de mourir le même jour et de la même mort que toi, il est trop sincère et trop pieux pour l’exposer à de profanes interprétations.
Je resterai chez moi, mon bien-aimé, en pressant ton retour de mon souffle, en dirigeant ton bateau de l’âme et en faisant de chaque battement de mon cœur le coup de piston qui te ramènera vers moi.
Amuse-toi, mon bien-aimé, sois heureux autant que tu peux l’être sans moi et tâche de ne faire aucune imprudence qui expose ta chère vie, c’est-à-dire la mienne.
Quant à aller t’attendre à Rozel [1], outre la difficulté d’argent, il y a celle, beaucoup plus grande, de ne te voir qu’une minute à la dérobée, au milieu de tout ce monde empressé autour de toi. La part de bonheur que tu pourrais me donner serait relativement si petite que mon cœur jaloux, loin de s’en contenter, s’en affligerait peut-être.
Il vaut donc mieux, de toute façon, que je reste chez moi à t’attendre dans ma douce et sainte solitude. Ici, toutes les épines du préjugé s’émoussent sur le seuil de mon sanctuaire avant d’arriver jusqu’à moi. Ici, je t’adore et je ne souffre pas.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 269-270
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
[Souchon]


Jersey, 1er septembre 1852, mercredi après-midi, 1 h. ½

J’ai eu beau regarder de tous mes yeux à l’horizon, mon cher petit bien-aimé, je n’ai pas encore aperçu le moindre bateau à vapeur. Il paraît que vous aurez commencé votre tournée par l’autre côté de l’île. Du reste si la trace de l’âme était visible aux yeux je n’aurais besoin que de suivre la mienne pour te retrouver, mon pauvre doux adoré, car tu l’as emportée avec toi quand tu es passé avec ta ravissante fille sous mes croisées.
J’ai vu que la jalousie de P. M. [2] avait cédé le pas à la bienséance en constituant Charlot cavalier servant de sa jeune femme. Heureusement que son prompt départ rend cette confiance sans danger. Mais autrement je le trouverais téméraire, pour ne pas dire débonnairea, de s’en rapporter à la vertu du jeune Charles. Vous voyez, mon cher bien-aimé, que je fais tout mon possible pour rire de la confiance des autres, mais il me serait plus difficile de rire de la mienne, que je ne vous donne qu’à mon cœur défendant. Je vous supplie même avec les plus tendres prières de ne pas en abuser et de me rapporter votre cœur bien intact et bien entier. En attendant, mon Victor adoré, je reste dans ma solitude avec ta douce pensée qui me tient lieu de tout en ton absence. J’espère que tu trouveras un moyen de venir me voir un moment d’ici à ce soir. En attendant je vais écrire à M. et Mme Luthereau et Wilmen. Ce sera autant de fait. Voilà deux jours que le mal de tête me prend à la même heure. Il faudra que j’écrive à Yvan avant son départ de la Belgique pour lui demander quelque nouvelb avis sur ma santé. Je crois qu’il y a quelque chose qui cloche dans mon hygiène et je veux en avoir le cœur net. En même temps je lui demanderai positivement dans quelle condition je dois prendre le bain de mer. D’ici là je trouve prudent de m’abstenir de ce barbotagec quotidien, mais indécent. Taisez-vous, amusez-vous, voilà tout ce qu’on vous permet et revenez-moi sain et sauf bien vite.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 271-272
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « nouveau ».
c) « barbotterie quotidienne ».

Notes

[1« Le dolmen de Rozel, connu aussi sous le nom de l’Allée du Couperon, se situe dans un endroit qui ne laissera pas le promeneur insensible : d’un côté, la mer, avec l’éperon rocheux du Couperon, et dans le lointain, les côtes de France ; de l’autre, un coteau très verdoyant animé par un petit ruisseau, à proximité d’une maison abandonnée en granit. C’est l’endroit choisi par Victor Hugo pour écrire deux poèmes des Contemplations (« Ibo », VI, II / « Ce que dit la bouche d’ombre », VI, XXVI) et un poème des Châtiments (« Chanson » VI, IV) ». (Gérard Pouchain, dans les pas de Victor Hugo en Normandie et aux îles anglo-normandes, Orep, 2010, p. 57.)

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