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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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28 avril 1852

Bruxelles, 28 avril 1852, mercredi matin, 7 h.

Bonjour, mon grand bien-aimé, bonjour, mon cher petit homme, bonjour. Je suis bien mal en point ce matin. C’est à peine si je peux avaler ma salive et si je peux me tenir sur les jambes. Je n’ose pas attribuer cette perturbation subite au troisième effet de l’eau d’Yvan mais pourtant il est singulier que, chaque fois que j’approche cette maudite eau de ma figure, je sois en proie à des maux de tête et de gorge des plus violents sans parler d’un malaise général. Si c’est au hasard qu’il faut seul attribuer cette triple coïncidence, il faut avouer qu’il y met de l’entêtement. Du reste le bête de ces essais c’est de me rendre la figure plus malade. Ce matin je suis rouge feu et ma peau est rugueuse et ridée comme une vieille peau de morue séchée au soleil. Décidément je crois que je ferai bien de renoncer à l’eau de jouvence du célèbre Cagliostro [1] Yvan. J’aime encore mieux le masque hideux du père Künckel [2] que cette eau fétide et malfaisante du docteur Fontanarose Yvan. Je ris mais je suis furieuse au fond car me voilà encore défigurée et souffrante pour douze ou quinze jours. En somme les jours qui me restent à faire la belle maintenant doivent être très limités. Je ne sais pas pourquoi j’en passerais plus de la moitié à me déguiser en lépreuse. C’est ce que j’expliquerai au docteur Yvan quand je le verrai. En attendant je souffre, je bisque, je rage, je ne dors pas, je m’agace les nerfs et je suis très malheureuse. Si je ne t’aimais pas je prendrais mon parti de meilleure grâce mais il est doublement irritant de passer sa vie déguisée en monstre rouge quand on voudrait être plus belle que le diable. Si vous ne me plaignez pas c’est que vous ne m’aimez pas ce qui n’est que trop probable vu l’effet de ma hideur.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16370, f. 347-348
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette


Bruxelles, 28 avril 1852, mercredi matin, 11 h. ½

J’ai bien besoin que tu m’apportes des consolations à ma nouvelle mystification ; car, outre qu’elle me ridiculise à mes propres yeux, elle me fait horriblement souffrir. Cependant je n’ai pas chargé Suzanne de t’en rien dire parce que je ne veux pas t’inquiéter et te déranger de ton travail mais je serais bien heureuse si de toi-même tu venais passer le reste de la journée avec moi. En attendant je vais me plonger dans ma copie jusqu’au cou. C’est ma seule ressource. Malheureusement je n’en aurai jamais par-dessus la tête et c’est grand dommage car je suis sûre que cela m’aurait guérie tout de suite.
Cher petit homme, je vous aime. Je suis malheureuse de vous le dire avec un si vilain masque mais que voulez-vous ce n’est pas de ma faute. Depuis ce matin les cloches carillonnent sais-tu à propos de quoi ? Moi je n’en sais rien mais ce bourdonnement métallique me rend presque triste. Il suffirait, pour faire de tous ces tintements mélancoliques une joyeuse voix, que je les écoute avec toi car tu as le privilège de faire tout beau, tout bon et tout bonheur là où tu es avec moi. Mon Victor bien-aimé, voilà bien longtemps que je te dis tous les jours la même chose sans y rien changer. Tu dois t’en lasser et pourtant il me serait impossible d’introduire une seule variante à ce monotone thème de mon amour. Je t’aime depuis le premier jour comme je t’aime aujourd’hui, comme je t’aimerai à la dernière minute de ma vie. Je t’aime de toutes mes forces de tout mon cœur et de toute mon âme.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16370, f. 349-350
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

Notes

[1Joseph Balsamo (1743-1795), aventurier italien, se faisant appeler « comte de Cagliostro », exerça la médecine dans des conditions douteuses, assimilables à de l’escroquerie. Il pratiquait aussi la magie et la sorcellerie.

[2De mars 1850 à juillet 1851, Juliette a souffert de la gale. Le Dr Künckel, dermatologue, l’avait soignée.

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