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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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30 décembre [1841], jeudi matin, 9 h. ½

Bonjour mon Toto chéri, comment vas-tu mon amour ? Ce saignement de nez t’a-t-il un peu soulagé ? Je suis inquiète chaque fois que j’entrevois la possibilité que tu sois malade. Je ne sais pas ce que je deviendrais si ce malheur se réalisait. Cher bien-aimé, prends bien soin de toi, suspendsa un peu l’activité effrayante que tu apportesb à ton travail, par pitié pour toi et pour moi [1]. Je t’aime, mon Victor adoré, de l’amour le plus vif et le plus exalté et je sens que je ne résisterais pas au malheur de te savoir malade. J’ai rêvé toute la nuit que tu souffrais et j’ai eu d’affreux cauchemars qui m’ont laissé le cœur serré et l’âme triste. Je ne serai tranquille que lorsque je t’aurai vu et que je saurai que tu n’as plus mal à la tête. Baise-moi, mon Toto.
Je n’ai plus beaucoup de temps à attendre pour avoir mes étrennes, mes chères petites étrennes que je baise et que je bénis d’avance [2]. Le monstre de Barbedienne me fera faux bon, je n’en suis que trop sûre, mais c’est égal, j’aurai ce qui vaut mieux encore que ton portrait, ta pensée et peut-être un peu de ton âme [3]. Je voudrais déjà avoir franchi les trente-six heures qui me séparentc de cette joie si attendue et si désirée.
Je me suis réveillée plus tôt qu’à l’ordinaire ce matin pour mettre mes rideaux blancs et pour finir de nettoyerd ma maison. Les servantes sont en général si ennemies de la propreté qu’il faut saisir avec emportement tous les prétextes pour les forcer à balayer, à laver et à fourbir dans la maison, c’est ce qui est cause de ce hourvari [4] dont tu as été témoin l’autre jour. Il faudra aussi que j’écrive à mon pauvre père [5] et à Mme Krafft. Mais je t’aime, mon amour, plus que de tout mon cœur et de toute mon âme.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16347, f. 261-262
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « suspend ».
b) « apporte ».
c) « sépare ».
d) « nétoyer ».


30 décembre [1841], jeudi soir, 5 h. ¼

Je ne sais pas ce qui m’arrive, mon pauvre bien-aimé, mais je souffre au-delà de mes forces. Est-ce une courbature ? Est-ce un commencement de maladie sérieuse, je ne sais mais je souffre plus que de raison. Cette souffrance exagérée me reporte à la tienne de cette nuit et je me sens tourmentée comme un pauvre chien malade. Peut-être vas-tu mieux ? Peut-être es-tu en train de me faire un dessin tout en [n’]écoutant pas pérorer le vieux PERDREAU [6] et l’immonde ANCELOT. C’est possible, mais dans l’incertitude, je m’irrite et je me fais du mal pour tâcher de deviner ce que tu fais, où tu es et comment tu vas ? J’espérais finir ma lessive aujourd’hui mais l’état dans lequel je me trouve depuis que je suis levée ne me l’a pas permis. J’ai commencé ma journée par vomir mon déjeuner jusqu’au sang, depuis j’ai la fièvre et les jambes si douloureuses qu’elles refusent leur service. Voilà l’état sanitaire de l’animal. Quanta au moral, c’est un peu mieux et, n’était le tourment que vous me causez, je serais parfaitement en santé car je vous aime, je vous aime, je vous aime et je vous aime.
Je viens d’envoyer Suzanne à tout événement chez le Barbedienne, et de là chez le sieur SURPLIS [7] pour avoir du vinaigre et le complément de cette drogue dont je ne peux pas faire usage depuis que j’ai cassé et répandu son auxiliaireb. Je crois que je m’offrirai le TRIGER de la MÉDECINE pour MES ÉTRENNES pour peu que cela continue seulement un jour. D’ailleurs, j’aime mieux mourir plus tôtc que plus tard, j’aurais peut-être la chance d’être regrettéed par toi que j’aime vivante et que j’aimerai morte si l’autre vie n’est pas un mensonge.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16347, f. 263-264
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « quand ».
b) « auxilliaire ».
c) « plutôt ».
d) « regretté ».

Notes

[1Hugo vient d’écrire le poème « Quand tu marches », daté du 29 décembre 1841, qui paraîtra dans le recueil Toute la lyre, 4, 11 : « Quand tu marches, distrait, dans la ville où tout passe, / Où lutte une cohue âpre, aveugle et rapace, / Tu livres ta pensée aux calmes visions ! / Tu sembles écouter, belle âme qu’on envie, / Au-delà de la foule, au delà de la vie, / De vagues acclamations ! / Oui, la postérité que ton grand nom éveille, / Et qui dès à présent murmure à ton oreille, / Ô grand homme ! ô songeur ! sait déjà que tu vis ! / Elle voit tous tes vers poindre à leur origine ! / Tout ce que ton esprit rêve, apprête, imagine, / Est visible à ses yeux ravis ! / Ô poète profond qu’on suit et qu’on révère, / L’œuvre est encor cachée en ton esprit sévère, / Dérobant dans la nuit ses traits graves et beaux, / Que la gloire déjà la distingue dans l’ombre ! / La gloire ! astre tardif, lune sereine et sombre / Qui se lève sur les tombeaux ! / La gloire voit ton rêve !! et sa clarté nocturne, / Comme jadis Phœbé dans le bois taciturne / Baisait Endymion de son rayon ami, / Du fond de l’avenir caresse avec mystère, / À travers les rameaux de ta pensée austère, / Le chef-d’œuvre encore endormi ! »

[2À l’occasion de la nouvelle année, Hugo écrit toujours à Juliette une lettre qu’elle conserve précieusement dans le Livre rouge et qu’elle attend toujours avec une extrême impatience. Elle fait ainsi parfois le décompte des jours ou des heures qui la séparent encore de ce qu’elle souhaite.

[3Juliette a fait fondre par Ferdinand Barbedienne un buste de Hugo qu’elle a enfin reçu le 29 novembre. Cependant, elle attend aussi de lui un médaillon contenant le portrait de son amant, mais depuis le 20 novembre, elle redoute qu’il ne fasse banqueroute et ne le lui envoie jamais.

[4Vacarme, tapage, agitation confuse.

[6Comme tous les jeudis, Hugo assiste aux séances publiques de l’Académie. Le « vieux perdreau » désigne peut-être Victor-Joseph-Étienne de Jouy (77 ans), académicien depuis 1815, membre du parti des classiques et opposé à Victor Hugo, ou alors Emmanuel Mercier Dupaty (66 ans), élu en 1836 et lui aussi adversaire de Hugo.

[7S’agit-il d’une déformation du nom de Suply ?

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