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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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28 juillet [1841], mercredi matin, 11 h.

Bonjour mon cher bien-aimé adoré, bonjour. Je t’aime et toi ? Tu n’es pas venu ce matin, méchant, pourquoi ? Je ne vous dirai pas l’âge du capitaine Lambert [1], ni les diphtongues, ni les digrammes, ni les coptes, ni les sarcoptes, ni aa plus bb l’andromagne chi ba ba cacaracamouchena [2].
Il fait bien beau temps aujourd’hui, est-ce que tu ne nous ferasb pas sortir un peu ce soir ? Cette pauvre Clarinette prend médiocrement d’agrément dans mon établissement. Elle a donc été voir son père hier comme tu sais [3]. Il a dit à Mme Lanvin de la lui ramener jeudi prochain. Du reste il part dans six semaines pour l’Italie, voilà la seule chose importante qu’il lui ait ditec [4]. Il faudra tâcher de ton côté de le rejoindre et d’aborder la question franchement afin qu’il te donne une bonne raison, sinon pour le présent, au moins pour l’avenir [5]. Mon pauvre bien-aimé, je te tourmente et je te fatigue de toutes mes affaires mais je t’aime du plus profond de mon âme.
J’ai été bien heureuse hier quand tu m’as dit que tu avais emporté ce petit dessin sans y penser [6]. Rapporte-le moi bien vite, que je le fourre dans mon trésor comme une vieille avare que je suis. Jour Toto, jour mon petit o, je baise tes chers petits pieds. Je t’aime.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16346, f. 95-96
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « caracacamouchen ».
b) « fera ».
c) « ai ».


28 juillet [1841], mercredi soir, 6 h ¾

Mon cher petit bien-aimé, à quoi pensez-vous donc, mon Toto, de ne pas venir plus vite que ça ? Je suis toute je ne sais comment, moi, quand je ne vous vois pas. Je suis plus que bête, je suis malheureuse.
J’ai enfin vu le Jourdain qui m’a apporté sa note qui se monte à 81 F. 50 C., je la vérifierai sur l’ancienne. Du reste, il est venu fort à propos pour que je lui dise d’envoyer le plus vite possible un ouvrier pour arranger les tringles en fer du lit dont le cloua à visb qui les tenait s’est cassé. J’ai eu beau essayer à en remettre un autre, je n’ai jamais pu et je les ai attachées provisoirement à la poulie avec un cordon. Voilà le seul remède que j’ai pu trouver après avoir bien levé les bras en l’air, m’être fait bien du mauvais sang, bien sué et bien ragéc. Je suis sûre que j’ai été plus d’une heure à faire cette petite besogne charmante.
Mais où êtes-vous donc, brigand, que vous ne venez pas ? Je suis furieuse et je vous donneraisd des giffes de bon cœur si je savais où vous perchez dans ce moment-ci. Baisez-moi vilain monstre.
Je commence à avoir presque autant de poupées que Dédé et presque aussi jolies que les siennes [7]. Hein, c’est bien fait, t’en auras pas. Je sais l’âge du capitaine Lambert mais je ne te le dirai pas.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16346, f. 97-98
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « cloux ».
b) « vice ».
c) Accords incorrects mais conservés pour ne pas dénaturer le rythme et le style de la phrase.
d) « donnerai ».

Notes

[1À élucider. Cette expression revient à plusieurs reprises aux mois de juillet, août et septembre. Les fils Hugo se préparent à passer le concours général et l’âge du capitaine est une plaisanterie commune pour moquer les problèmes géométriques et trigonométriques insolubles posés aux élèves.

[2Certains des mots employés par Juliette proviennent de la lettre XX, « De Lorch à Bingen », du tome II du Rhin, que Hugo est en train de rédiger en vue de sa très prochaine publication. « Cacaracamouchen » est une expression du Bourgeois gentilhomme de Molière : Acte IV, scène 3, où le valet Covielle fait croire à M. Jourdain qu’en turc cela signifie « ma chère âme ». Ces traits d’humour font vraisemblablement référence au travail qu’ont dû fournir, notamment en mathématiques, géométrie et trigonométrie, François-Victor et surtout Charles Hugo qui vient de passer les épreuves du concours général et espère à nouveau un prix (il a obtenu le premier prix de thème latin l’année précédente). Quant à l’âge du capitaine, question qui revient à plusieurs reprises aux mois de juillet, août et septembre, c’est une plaisanterie commune pour moquer les problèmes insolubles posés aux élèves.

[3James Pradier. Il reçoit de temps à autre sa fille dans son atelier de la rue de l’Abbaye, pour éviter qu’elle ne rencontre son épouse et ses enfants légitimes. C’est Mme Lanvin qui la lui amène.

[4Le sculpteur fait de longs séjours à Rome, comme ce sera le cas en 1841-1842. Il partira de mi-septembre à février.

[5Pradier a promis à Juliette en janvier qu’il « paierait sans faute tout l’arriéré de la pension de sa fille » en mars-avril, mais elle attend toujours. Elle en est en général réduite à demander à Hugo d’user de son influence auprès de Pradier pour le convaincre de respecter ses engagements.

[6La veille au soir, Juliette a reproché à Hugo, avec des accents déchirants, d’avoir profité d’un instant d’inattention de sa part pour lui infliger volontairement une grande douleur en emportant avec lui le petit dessin qu’il venait de faire, alors qu’elle espérait qu’il le lui donnerait.

[7La fille de Hugo fait manifestement la collection de poupées et le lendemain, Juliette va annoncer qu’elle lui donnera l’une des siennes ‒ qu’elle baptisera Gobéa comme la plante ‒ la semaine suivante.

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