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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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12 juin 1841

Samedi 12 juin [1841], après-midi, 2 h.

Je t’aime, mon Victor bien-aimé, je t’aime de tous les amours à la fois : « comme on aime l’aurore, comme on aime les fleurs, comme on aime les cieux » [1], comme on aime la vie, comme on aime la joie, comme je t’aime enfin car il y a de tout dans mon amour. Je ne sais pas le dire avec des mots mais je le sens comme jamais femme n’a senti l’amour. Je t’aime, mon Toto bien-aimé.
Où alliez-vous donc par là [2], Picardet [3] ? Ce n’était pas votre chemin pour aller chez vous [4] ni à votre imprimerie [5], même en comprenant celle de l’Institut. Je voudrais savoir quel est l’aimant qui vous attire si souvent de ce côté afin de vous donner des coups s’il y a lieu. Je n’aime pas que vous soyez toujours fourré dans des endroits où vous n’avez que faire, entendez-vous Picardet ?
Je suis bête comme plusieurs noix [6] aujourd’hui, j’ai un tas de choses spirituelles en moi qui ne veulent pas sortir et un flot d’inepties qui déborde en revanche et qui couvre mon papier d’un tas de stupidités dont la moindre est assez grosse pour tuer l’homme le plus fort. Heureusement que votre amour est à l’épreuve de tous les projectiles de ce genre et que vous ne m’en aimerez pas moins je l’espère après la lecture de cette longue et assommante lettre. Il est du reste bien ridicule que l’amour, qui est ce qu’il y a de plus ravissant et de meilleur au monde, vous laisse si bête et si empêché quand on aurait besoin d’être si persuasif et si passionné. Décidément je suis trop bête aujourd’hui. Je vous tire ma révérence par un bon je VOUS AIME gros comme la plus grosse montagne mais beaucoup plus petit qu’une tête d’épingle comparée à mon amour.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16345, f. 245-246
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

Notes

[1Réplique de don Ruy Gomès à doña Sol dans Hernani, Acte III, Scène 1 : « Hélas ! Quand un vieillard aime, il faut l’épargner ; / Le cœur est toujours jeune et peut toujours saigner. / Ah ! Je t’aime en époux, en père ! Et puis encore / De cent autres façons, comme on aime l’aurore, / Comme on aime les fleurs, comme on aime les cieux ! »

[2Il ne s’agit pas simplement d’une façon de parler : Juliette observe vraiment Hugo jusqu’à ce qu’il ait tourné le coin de la rue, en général pour vérifier qu’il aille bien dans la bonne direction.

[3Juliette s’inspire sans doute de Voltaire qui, dans ses lettres de septembre 1761 à son ami M. le Comte d’Argental, mentionne un académicien typique de Dijon qui porte ce nom (deux frères en réalité) qu’il tourne en ridicule en l’empruntant (avant de le transformer en Picardin) pour signer l’une de ses comédies, L’Écueil du sage, ou Le droit du seigneur. Remerciements à Jean-Marc Hovasse qui a identifié pour nous cette référence.

[4Hugo vit à ce moment place Royale, rebaptisée en 1800 place des Vosges, dans l’hôtel de Rohan-Guéménée.

[5Il s’agit de l’imprimerie Béthune et Plon, située au 36 rue de Vaugirard, qui est chargée de tirer les futurs exemplaires des volumes du Rhin, que Hugo est en train de rédiger. 

[6Juliette propose ici une variante d’une de ses plaisanteries habituelles : « je suis bête comme une noix ».

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