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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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9 juin [1841], mercredi matin, 10 h. ½

Bonjour mon bien-aimé, bonjour toi que j’aime, bonjour mon ravissant petit homme, bonjour, bonjour PICARDET [1].
« On le vit parfois plonger dans les fers le monarque qui présidait au char impétueux de ses escadrons ».
Ia ia monsire matame , la PAIONNETTE AU QUI GOMME À IÉNA UNE PONNE [QUISBITE  ?] [2] !!!!a Ce ne sont pas des académiciens, ce sont des bichonsb à la sauce allemande. Quels cuistres, sans parler du NATIONALc [3]. C’est égal, ils ont été quisbités par ton discours, par ta personne, par tout le monde entier qui n’est pas vieux, laid, bête et BLAIREUX. Ia, ia monsire matame, il est son sarme.
J’espère que tu n’iras pas demain à la réception de SAINT-AULAIRE ? D’ailleurs ild ne joue plus dans Hernani [4], tu n’as pas de ménagements à garder. Je te défends donc d’aller voir sa représentation demain. Je te défends également d’assister à la parade de l’Ancelot [5] ou je te fiche des GIFFES. Je n’ai pas besoin moi de vous envoyer dans les mauvais lieux et parmi toutes les toupies [6] de Paris et de la banlieue. Je ne le veux pas, je ne le veux pas, entendez-vous. Ce que je veux impétueusement et impérieusement c’est d’aller avec vous à Hernani ce soir. Vous me ferez la plus grande joie du monde si vous le pouvez. Sinon je resterai dans mon pauvre coin toute seule à vous désirer et à vous aimer comme un chien.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16345, f. 235-236
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) Il y a quatre points de suspension.
b) « bicheons ».
c) « NATIONNAL ».
d) « ils ».


9 juin [1841], mercredi après-midi, 3 h. ½

Je viens de te voir, je viens de t’entendre et de sentir ton souffle sur mes lèvres, ton âme dans mon âme. Je suis heureuse, je suis ravie, je t’adore. Je ne verrai pas Hernani ce soir mais ce qui me console c’est la certitude de t’avoir une partie de la soirée, de te servir et de baiser tes chers petits pieds.
Tu as reçu une lettre de Strasbourg [7] parfaitement bonne et sincère et qu’on croirait écrite par mon frère si j’en avais un qui fût en état de te comprendre. Toutes ces intelligences, tous ces cœurs qui te répondent d’un bout du monde à l’autre dès que tu daignes te montrer à l’horizon me font l’effet des beaux cierges qu’on allume un joura de grandes fêtes et de l’encens qui brûle pendant l’O salutaris [8]. Moi je suis la pauvre petite lampe éclipsée pendant ces illuminations d’un moment mais qui ne s’éteint jamais et que le bon Dieu trouve toujours veillant et brûlant devant l’autel quand toutes les cires et tous les encens sont éteints [9]. Moi je t’aime, eux t’admirent, voilà la différence. Mon Victor bien-aimé, mon noble et généreux homme, je t’aime d’un amour ineffable et divin. Je t’aime avec la bouche et le cœur, avec les yeux et l’âme. Tout mon être est concentré en toi, je t’adore.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16345, f. 237-238
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « jours ».

Notes

[1Juliette s’inspire sans doute de Voltaire qui, dans ses lettres de septembre 1761 à son ami M. le Comte d’Argental, mentionne un académicien typique de Dijon qui porte ce nom (deux frères en réalité) qu’il tourne en ridicule en l’empruntant (avant de le transformer en Picardin) pour signer l’une de ses comédies, L’Écueil du sage, ou Le droit du seigneur. Remerciements à Jean-Marc Hovasse qui a identifié pour nous cette référence.

[2Juliette imite souvent l’accent germanique. La remarque en lettres capitales qui signifie « la baïonnette au cul comme à Iéna, une bonne [culbute  ?] » est un rappel, que Juliette fait à plusieurs reprises, des déroutes d’Auerstaedt et d’Iéna en 1806 où les Prussiens, paniqués, ont abandonné précipitamment leur position face aux Français commandés par Napoléon. Cet épisode est à l’origine de l’emploi du mot familier « le prussien » pour désigner le derrière. En 1825, d’ailleurs, est publié un Guide du Prussien ou Manuel de l’artilleur sournois, à l’usage des personnes constipées, des personnes graves et austères, des dames romantiques, et de tous ceux qui sont esclaves du préjugé.

[3À élucider. Quotidien fondé le 3 janvier 1830 par Adolphe Thiers, Armand Carrel, François-Auguste Mignet et le libraire éditeur Auguste Sautelet pour combattre la Seconde Restauration. Par la suite, il deviendra l’organe de presse de la majorité républicaine modérée (les « Républicains bourgeois ») et plus tard journal socialiste. Il disparaît en 1851. À l’occasion du discours de réception de Hugo à l’Académie française, qu’il a prononcé publiquement la veille, la presse de tous bords a fait de nombreux comptes rendus sarcastiques des interventions du poète et de Salvandy qui était chargé de le recevoir.

[4Hernani est repris à partir du 7 juin 1841 au Théâtre-Français avec dans le rôle d’Hernani Beauvallet et Émilie Guyon, qui fait ainsi ses débuts, dans celui de doña Sol. Elle est représentée tout le mois.

[5Ancelot, contre lequel Hugo a remporté son élection le 7 janvier 1841 à l’Académie, a été élu juste après lui, le 26 février, au fauteuil de Louis de Bonald. Son discours de réception aura lieu le 15 juillet.

[6Toupie : femme de mauvaise vie.

[7À élucider.

[8O salutaris Hostia : hymne chrétien latin chanté pour rendre gloire à Jésus-Christ, qui se trouve à la fin du Verbum supernum composé par Saint Thomas d’Aquin. Le deuxième couplet a été ajouté sous Louis XII. Cet hymne était traditionnellement exécuté en France par les choristes agenouillés de la cathédrale Notre-Dame de Paris, pendant l’élévation.

[9Juliette a-t-elle alors à l’esprit les mots de Victor Hugo dans sa lettre du 12 octobre 1835 : « Ma bougie vient d’expirer […]. L’amour est une lampe qui ne s’éteint pas » ? Quoi qu’il en soit, cette métaphore de la lumière des sentiments qui éclaire envers et contre tout dans l’obscurité revient très fréquemment sous la plume de Hugo et Juliette s’en est probablement inspirée.

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