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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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25 janvier [1841], lundi soir, 5 h. ¾

Eh ! bien, mon beau garçon, êtes-vous content de votre paletot [1] ? J’espère qu’il est beau maintenant, vieux saloP [2], il vous revient tout compris à 54 F. 9 sous, veloursa et journée d’ouvrière comptés. Ça n’est pas trop cher quand on songe qu’il vous fera autant de profit qu’un neuf et que vous aurez de quoi le redoubler presque entièrement. Vous voyez, mon amour, que sans amour-propre je saurais bien avoir soin de vos Zardes si j’en avais la direction. Je vous donnerai ce soir une bourse en veloursa noir avec un fermoir neuf. Comme elle sera doublée en peau en dedans, j’espère qu’elle vous fera au moins huit jours auparavant d’être déchirée.
Jour Toto, jour mon petit o. Je suis un peu mal à mon aise, mes maux d’entrailles se réveillent et ma tête me fait souffrir [3]. Je crois que cela tient à mon régime, mais qu’y faire ? Après tout, je ne serais pas fâchée de crever pendant que tu m’aimes encore un peu. Je suis si effrayée de la pensée de survivre à ton amour que je me tuerais ce soir avec joie pour être sûre que tu ne m’oublieras pas. Je ne veux pas qu’il m’oublie [4].
Cette nuit, je me suis fait beaucoup de mal en lisant la réclame de Thierry pour cette petite vieillotte d’Anaïs [5]. Il est fort heureux pour toi et pour moi que tu ne sois pas venu dans ce moment-là car j’aurais fait et dit des extravagancesb. La crise passée, je pense à ta loyauté et je me rassure un peu car ce serait si lâche et si indigne de toi de me tromper que cela n’est pas possible. Mais le premier mouvement, c’est la jalousie féroce qui n’écoute rien, aussi je me suis fait bien du mal cette nuit dont je me ressens encore. Mais je t’ai vu, mais je t’ai entendu avec ta voix si douce, si bonne, si tendre et si persuasive me dire qu’il n’y avait rien de vrai dans cette stupide réclame de théâtre que je te crois, mon amour, et que je t’aime de toute mon âme à deux genoux, comme mon cher petit Dieu que tu es.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16344, f. 75-76
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « velour ».
b) « extravaguances ».

Notes

[1Depuis le 20 janvier, Juliette s’est employée à nettoyer et faire doubler un paletot de velours de Victor Hugo.

[2À cette époque, Juliette s’amuse à agacer Hugo avec des variations orthographiques sur « salop » (voir les lettres du 27 janvier ou du 5 mars 1841).

[3Juliette souffre souvent de maux de ventre ou de tête violents. Dans ses lettres des jours précédents, elle mentionne des coliques qui dureront plusieurs mois, nécessitant des interventions régulières du docteur Triger et un traitement contraignant à compter du mois d’avril.

[4Citation de Angelo, Tyran de Padoue, Victor Hugo, 1835, Journée III, Partie II, Scène II, La Tisbe : « Oh oui ! nous sommes bien heureuses nous autres ! On nous applaudit au théâtre. Que vous avez bien joué la Rosmonda, madame ! Les imbéciles ! Oui, on nous admire, on nous trouve belles, on nous couvre de fleurs, mais le cœur saigne dessous. Oh ! Rodolfo ! Rodolfo ! Croire à son amour, c’était une idée nécessaire à ma vie ! Dans le temps où j’y croyais, j’ai souvent pensé que si je mourais je voudrais mourir près de lui, mourir de telle façon qu’il lui fût impossible d’arracher ensuite mon souvenir de son âme, que mon ombre restât à jamais à côté de lui, entre toutes les autres femmes et lui ! Oh ! la mort, ce n’est rien. L’oubli, c’est tout. Je ne veux pas qu’il m’oublie. Hélas ! voilà donc où j’en suis venue ! Voilà où je suis tombée ! Voilà ce que le monde a fait pour moi ! Voilà ce que l’amour a fait de moi ! »

[5Édouard Thierry écrit à l’occasion de la représentation réussie du Barbier de Séville le 8 janvier : « MlleAnaïs, toujours ajustée avec le soin le plus parfait, la propreté la plus exquise, pour parler le langage de Molière et de Mme de Sévigné, avait mis ce jour-là, le délicieux costume de fantaisie que lui ont dessiné Eugène Lami et Paul Delaroche : robe discrète de moiré blanc, svelte corsage à revers de velours rouge, et brandebourgs d’or, légère toque plate coquettement posée sur les cheveux, dans la forme de celle des femmes grecques, avec le fond brodé d’un réseau précieux de fines arabesques d’or, et un double gland d’or descendant au bord de l’épaule. Quant au jeu, rien de nouveau. Toujours même malice mêlée de décision, même espièglerie pleine de raison, même naïveté d’amour relevée de coquetterie. L’auteur du Roi s’amuse, académicien de la veille, applaudissait de sa petite loge à ce talent si pur et si précis, qui lui inspirait sans doute en ce moment de nouveaux détails de rôle pour sa future comédie » (Simples lettres sur la Comédie-Française, VI, 20 janvier 1841, dans La France littéraire, Tome IV, Paris, janvier 1841, p. 125-126).

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