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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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9 janvier [1841], samedi matin, 11 h. ¼

Bonjour mon Toto adoré, bonjour mon Toto bien-aimé, bonjour, bonjour, je t’aime.
J’espère que tu n’as pas eu froid cette nuit, mon amour ? Il ne faut pas être malade, mon académicien [1]. Quoiqu’il soit d’uniforme dans le corps où tu es entré depuis deux jours d’être vieux, cacochyme, podagre et blaireux, je te conseille d’être ce que tu es, jeune, beau, alerte et bien portant.
Pense à moi, mon Toto, au milieu de la foule chez toi et dans tes nombreuses visites [2], pense à moi qui suis si seule et qui t’aime tant, et tâche de dérober un moment pour venir me donner du courage et de la résignation. Pense que je n’ai aucun des bénéfices de la chose et que j’en ai tout l’ennui et toute la tristesse. Je t’aime mon Toto, je t’aime mon cher petit bien-aimé.
Nous allons avoir un mois bien rude encore, mon Toto. Le loyer [3], les créanciers demain [4], la pension de Claire [5] et du bois, sans compter la dépense journalière de la maison, en voilà Dieu merci de quoi t’écraser, pauvre bien-aimé. Encore, je ne compte pas l’argent de l’assurance qui je crois échoita ce mois-ci. Je ne sais pas, mon cher bien-aimé, comment tu pourras t’en tirer, c’est effrayant et ne contribue pas peu à me rendre triste et inquiète. Et je ne peux rien faire pour t’aider, mon pauvre petit homme, voilà ce qui me désespère. J’ai l’air d’un coq en pâte qui ne s’occupe qu’à engraisser tandis que j’ai au contraire le cœur rempli de chagrin et d’amertume. Il faut t’aimer plus que de tout son cœur pour supporter que tu fasses tout et moi rien [6]. Si tu ne crois pas cela, c’est que tu m’aimes moins que je ne t’aime. Mon Toto adoré, baise-moi. Tâche de venir bientôt et prends garde de tomber ou d’avoir froid.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16344, f. 23-24
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « échoie ».


9 janvier [1841], samedi soir, 4 h. ½

Eh ! bien, mon cher petit homme, vos visites commencent-elles à se terminer ? Je puis bien m’en informer j’espère puisque c’est moi qui en faisa tous les frais. Je me suis dépêchéeb de me mettre sous les armes [7] dans le cas où vous auriez eu la bonne pensée de venir me chercher. Cela ne m’a pas beaucoup réussi comme vous le savez.
J’ai copiéc ce matin les deux petites notes additionnellesd du 15 décembre [8] sur la chemise de la copie ainsi que vous me l’aviez ordonné, il ne me reste plus maintenant qu’à vous demander un mot que je n’ai pas pu déchiffrer et ce sera fini.
Je t’aime, mon Toto adoré, je tâche de te le prouver en ne me plaignant pas trop haut de ton absence mais cela est plus facile à dire qu’à faire quand on sent comme moi le bonheur d’être avec toi. J’y fais tout mon possible cependant et si je n’y réussis pas ce n’est pas ma faute.
Je ne reçois toujours pas de nouvelles de Mme Krafft [9]. Je persiste à croire que tu n’as pas mis la lettre à la poste mais dans quelque soupirail de cave. Au reste peu importe, le malheur n’est pas très grand dans tous les cas. Je voudrais n’en éprouver jamais d’autre. Baise-moi, mon Toto, et tâche de venir embrasser ta pauvre morfondue.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16344, f. 25-26
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « fait ».
b) « dépêcher ».
c) « copier ».
d) « additionelles ».

Notes

[1Après trois tentatives infructueuses, Hugo a été élu la veille à l’Académie française (fauteuil no 14), à dix-sept voix contre quinze pour le vaudevilliste Ancelot.

[2Il s’agit des visites de courtoisie et de félicitations consécutives à l’élection de Hugo, que l’on effectue plutôt dans l’après-midi.

[3Juliette vit actuellement au 14 de la rue Sainte-Anastase, depuis mars 1836.

[4Tous les dix du mois, des créanciers comme le tapissier Jourdain, Lafabrègue ou l’homme de Gérard viennent récupérer les sommes qu’on leur doit.

[5Claire est pensionnaire d’un établissement de Saint-Mandé depuis 1836 et c’est Hugo qui en assume les frais à la place de son véritable père, James Pradier.

[6Depuis leur « mariage d’amour » de 1839, Juliette a renoncé à sa carrière d’actrice et a reçu en contrepartie l’assurance, de la part de Victor Hugo, qu’il ne l’abandonnerait jamais et subviendrait à tous ses besoins. En 1841, elle vit encore très mal cette situation.

[7Se dit d’une troupe qui a pris les armes pour faire quelque service ou rendre quelque honneur puis, au sens figuré et familier, d’une femme qui emploie tous ses moyens de plaire.

[8Le 15 décembre 1840, les cendres de Napoléon sont acheminées en char dans Paris par l’avenue de Neuilly, qui n’a pas encore reçu le nom de la Grande Armée, pour recevoir la cérémonie sous le dôme des Invalides en présence du roi, de la Chambre des députés et de la Chambre des Pairs. La veille, Hugo a mis en vente pour 1 franc, tiré à deux mille exemplaires et publié en plaquette chez Delloye, « Le Retour de l’Empereur », le poème qu’il a composé pour l’occasion ; puis il assiste, accompagné de Juliette Drouet, au cortège de l’esplanade des Invalides. Le lendemain de son élection à l’Académie, La Presse publie d’ailleurs un quatrain anonyme, « Le Poète et l’Empereur » : « Pleins de gloire, en dépit de cent rivaux perfides, / Tous deux, en même temps, ils ont atteint le but : / Lorsque Napoléon repose aux Invalides, / Victor Hugo peut bien entrer à l’Institut ». Juliette, la première, avait vu dans la cérémonie du 15 décembre « les deux chefs-d’œuvre de Dieu, l’un mort et déjà saint, l’autre vivant et déjà immortel » (lettre à Victor Hugo du 15 décembre 1840).

[9Juliette lui a envoyé le 3 janvier une lettre pour lui présenter ses vœux de nouvelle année.

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