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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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20 août [1844], mardi matin, 11 h. ¼

Que tu es bon, mon adoré, que je t’aime d’être venu ce matin et de m’avoir apporté à copier ! Si tu savais comme j’ai le cœur joyeux, tu serais bien récompensé de ta bonté et de ton amour pour moi. Je me dépêche bien vite pour pouvoir me mettre à l’ouvrage tout de suite. De l’ouvrage, quel blasphème ! C’est à dire pour me mettre au bonheur. Je ne vais même pas attendre que mes pattes de mouches emboitent le pas derrière tes mots pour dévorer le fameux manuscrit. Je me hâte le plus vite que je peux. Je te gribouillea cette feuille de papier pour me mettre dans un coin avec mes douze pages de sublimes choses. Je devrais, à force de lire tes chefs-d’œuvre en attraper un peu d’esprit par-ci par-là ; mais, toute ma mémoire, toute mon admiration, se convertit en amour. Je suis encore plus bête qu’auparavant et je t’aime toujours davantage. Tu vois que ça n’est pas TOUT PROFIT.
Mais, qu’est-ce que cela peut te faire à toi un peu plus ou [un] peu moins de bêtises ? Tu es tellement au-dessus des plus grands esprits que tu ne peux même plus distinguer les degrésb qui vont de la stupidité à l’intelligence. Tout est au même niveau. C’est ainsi que mamzelle Dédé regarde les maisons, les cabriolets et les hommes du haut des tours de Notre-Dame. Comme des joujoux.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16356, f. 73-74
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette

a) « gribouiller ».
b) « degré ».


20 août [1844], mardi soir, 6 h. ¼

Je copire, je copire, mon adoré, et j’aurais déjà fini si je ne m’étais pas trompée en prenant mon papier et si je n’avais pas eu la visite des deux nièces d’Eulalie. Je vais, je vais, sauf deux ou trois mots qu’il m’a été impossible de déchiffrer. J’en suis restée à la représaillea de 93 [1]. C’est bien beau, mon bien-aimé, et je te pardonne de ne m’avoir pas donné l’intérieur et les détails de l’architecture de la cathédrale de Spire [2]. Curiosité à part, j’aime encore mieux voir Dieu que l’église. Voime, voime, cher scélérat Heindenloch, Heindenloch. Trous des païensbc [3].
Taisez-vous. Que je vous voie, hum ! Veux-tu que je t’y prenne, pôlissond, tu verras ce que je te ferai. Dites donc, mon cher petit homme, est-ce que vous croyez que je n’aurai pas la force de supporter le bonheur de vous lire et celui de vous voir le même jour ? Mais je vous assure que vous vous trompez très fort, et que je suis femme à en porter encore bien davantage (je parle de bonheur). Dépêchez-vous donc de venir si vous ne voulez pas que je vous taxe d’avarice et de lésinerie. J’en suis très capable, comme vous savez.
Quand je pense que j’ai le front de gribouiller ma stupidissime prose à côté de vos chefs-d’œuvre, je suis épouvantée de mon audace et j’ai envie de la jeter par la fenêtre. Mais aussi, pourquoi diable m’avez-vous inspiré ce passe-temps doux mais hideux ? C’est votre faute, tant pire pour vous. Je ne vous plains pas, vous n’avez que ce que vous méritez.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16356, f. 75-76
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette

a) « représailles ».
b) « payens ».
c) Les trois derniers mots sont soulignés par un double trait.
d) Le manuscrit semble bien comporter un accent circonflexe sur le « o » qui est par ailleurs accentué par le soulignement.

Notes

[1Juliette est sûrement en train de copier ce passage du Rhin qui fait référence à la profanation des tombes royales de la basilique Saint-Denis lors de la Révolution française. Victor Hugo interprète cet événement de 1793 comme des représailles symboliques contre Louis XIV et les actes de l’armée française lors de la guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688-1687). On peut lire dans Le Rhin : « O représailles de la destinée ! 1693, 1793 ! équation sinistre ! admirez cette précision formidable ! Au bout d’un siècle pour nous, au bout d’une heure pour l’éternel, ce que Louis XIV avait fait à Spire aux empereurs d’Allemagne, Dieu le lui rend à Saint-Denis. », Le Rhin, Lettre XXVII « Spire ».

[2Juliette répond à ce passage : « La cathédrale, commencée par Conrad Ier, continuée par Conrad II et Henri III, terminée par Henri IV en 1097, est un des plus superbes édifices qu’ait faits le onzième siècle. […] Je l’ai visitée ; je ne vous la détaillerai pas pourtant. », Le Rhin, Lettre XXVII « Spire ».

[3Victor Hugo fait allusion à cette fosse dans Le Rhin : « Qu’était-ce que cette fosse singulière ? […] En ce moment-là, j’entends une voix grave et cassée prononcer distinctement derrière moi ce mot : Heidenloch. Dans le peu d’allemand que je sais, je sais ce mot. Il signifie : trou des Païens. » Le Rhin, Lettre XXVIII « Heidelberg ».

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