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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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10 juin 1837

10 juin [1837] [1], samedi matin, 10 h.

Tandis que vous vous préparez à faire la conquête de la princesse Hélène [2] et que vous vous armez de toutes pièces pour cela, moi je me dispose à rester chez moi solitairement et tristement. Pour moi maintenant les jours se suivent et se ressemblent. Toujours seule et jamais de ces journées de bonheur d’autrefois. Il y a un an, à cette époque-ci, nous [nous] disposions à prendre notre volée pour un bon grand mois [3]. Cette année-ci nos ailes sont coupées de si près qu’il nous est même impossible de franchir le seuil de notre porte. Encore si le bonheur était au-dedans, ce ne serait qu’un incident sans importance. Mais c’est à peine si je vous vois quelques minutes par jour, et toujours préoccupé et morose. Si j’étais bien sûre que sous cette préoccupation il y a l’amour, si je croyais qu’au-dessous de la tête de génie il y a le cœur amoureux, je me résignerais plus courageusement au martyre. Mais je me prends à penser que toute cette préoccupation cache et recouvre un cœur vide, un amour usé. Et le courage me manque pour supporter plus longtemps une pareille vie. J’ai bien du chagrin, va, que tu ne vois pas parce que tes yeux ne s’ouvrent plus sur mon cœur et ne s’inquiètenta plus de ce qui s’y passe. Mais j’ai le cœur bien triste. Adieu, chère âme. Tâchez de ne pas être trop coupable aujourd’hui envers la pauvre femme qui vous a donné toute sa vie.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16330, f. 281-282
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein

a) « s’inquiète ».


10 juin [1837], samedi soir, 9 h.

Merci, mon cher petit homme adoré, merci de ton souvenir, merci, merci, et quoique ta petite lettre soit bien courte, elle est la bienvenue. Oh ! je ne suis pas fière, moi, je prends la plus petite parcelle d’amour avec autant de bonheur et de soin que si c’était un gros lingot. J’étais en train de dîner fort tristement, quoique je fusse en SOCIÉTÉ, lorsqu’on m’a apporté ta lettre. Te dire que ma joie a été sans un arrière-goût de tristesse, ce serait mentir. J’ai été heureuse de ton souvenir et affligée de te savoir là au milieu de tous les hommages de tous et de TOUTES, mais enfin à part ce sentiment de jalousie, j’ai été joyeuse et reconnaissante de ton petit souvenir. Tu me promets que tu vas revenir bientôt [4]. Je te dirai qu’avec le don de seconde vue dont je suis malheureusement douée, je ne le crois pas. Le spectacle finira tard [5], et il est très possible même qu’on te gardera à coucher afin de t’avoir encore demain. Je dois t’avouer que dans ce cas-là je serais plus que triste et que je me croirais avec raison la femme la plus malheureuse de France. En attendant et pour me faire prendre patience, je vais lire et relire ta chère petite lettre. Je ferai aussi une excursion dans mon gros livre ROUGE [6], enfin je tâcherai de remplacer l’amant par la pensée, le bonheur par l’amour.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16330, f. 283-284
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein


10 juin [1837], samedi soir, 9 h. ¼

J’ai oublié de te dire, cher petit homme, quelle était ma SOCIÉTÉ. Je viens réparer mon oubli. Mme Lanvin accompagnée de sa fille est venue me voir et dîner avec moi en l’honneur de la première communion d’icelle, qui a eu lieu il y a deux jours à la paroisse Saint-Jacques, cette célèbre paroisse qui vous a vu tout petit et tout gamin [7]. Après dîner elles sont reparties et moi je vous ai écrit et je vous écris encore, et si mes lettres avaient la puissance de vous faire arriver plus vite, je vous écrirais autant de fois qu’il y a de pavés dans la grande route d’ici à Versailles, autant qu’il y a d’arbres et de feuilles à ces mêmes arbres, autant qu’il y a de moineaux en l’air et d’imbécilesa sur la terre. Enfin je ne m’arrêterais que pour baiser votre belle bouche rose et vos beuttes poudreuses. Malheureusement, je n’ai aucun talisman, et ma pensée et mon amour n’ont rien de magique. Aussi ne vous verrai-je que lorsque toutes les princesses vous auront assez cajolé et tripoté [8]. Si vous croyez que cela m’amuse, vous vous trompez. Je ne veux pas rogner [9], quoique j’en aie bien envie, à cause du bon mouvement que vous avez eu de m’écrire. Au contraire, je veux être bien patiente et bien bonne et bien vous aimer. Soir To. Soir pa, soir man. Viendez tout de suite. Je vous aime mon cher petit homme, je vous aime de tout mon cœur. Je vous aime, je vous aime.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16330, f. 285-286
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein

a) « imbécilles ».

Notes

[1Louis Guimbaud publie une lettre qu’il date du 10 juin 1837, mercredi après-midi, 1 h. ½. Cette date est impossible, le 10 juin tombant un samedi pour ce millésime.

[2Par assimilation à la belle héroïne de la guerre de Troie, Juliette fait allusion à Hélène de Mecklembourg-Schwerin, qui vient d’épouser le prince royal Ferdinand-Philippe d’Orléans le 30 mai 1837. Hugo est invité à Versailles dans le cadre des festivités données autour de cette union, pour l’inauguration du Musée historique (voir la lettre de la veille au soir).

[3Souvenir du voyage effectué entre le 15 juin et le 20 juillet 1836, principalement en Normandie.

[4De Versailles où il est invité à une fête (voir les lettres précédentes), Hugo a envoyé à Juliette un mot rassurant. Le voici : « Versailles, 2 h. après midi / Quoique je doive, selon toute apparence, être près de toi, mon pauvre ange, avant cette lettre, je veux cependant t’écrire, te dire que je pense à toi et qu’il faut que tu penses à moi. Je t’aime. Cette journée est triste. Quatre lieues entre nous ! Je vais repartir bien vite. À bientôt, ma Juliette. Venez que je baise vos beaux yeux, et aimez-moi. » (Lettre publiée par Jean Gaudon, ouvrage cité, p. 92.)

[5Dans le cadre de la fête donnée à Versailles, était prévue une représentation du Misanthrope donnée par les artistes de la Comédie-Française. Ceux de l’Opéra devaient chanter les 3e et 5e actes de Robert le Diable, puis un intermède composé pour la circonstance devait être exécuté. Le spectacle devait durer cinq heures et se terminer à 22 h. Hugo y assista. Le Victor Hugo raconté par Adèle Hugo rend compte de l’accueil frileux que le public réserva à la pièce représentée (6e partie, chap. 8).

[6C’est le « livre de l’Anniversaire », cahier dans lequel Hugo écrit chaque année des mots d’amour à Juliette, à la date anniversaire de leur première nuit passée ensemble (16-17 février 1833).

[7En effet, au retour d’Italie, en 1809, Mme Adèle Hugo et ses enfants s’installent au 250, rue Saint-Jacques, à quelques mètres de la paroisse Saint-Jacques du Haut-Pas.

[8Au moment où Juliette rédige cette lettre, Hugo assiste à une fête à Versailles (voir les lettres précédentes).

[9« Rogner » : être en rogne, grogner, bougonner.

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