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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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14 février [1849], mercredi matin, 8 h.

Bonjour, cher petit homme, bonjour affreux gueulard. Je ne vous aurais jamais cru aussi goinfre que vous l’êtes. Cependant nous verrons ce soir comment vous supporterez les hors-d’œuvrea de stupidités et les entremets d’inepties dont on vous comblera. Quant à moi je m’en liche les barbes d’avance et je me fais une joie de vous voir aux prises avec votre gourmandise avérée et votre friandise d’esprit ; ce sera superbe à voir. Je regrette seulement de n’avoir pas un confident ou une confidente pour me ficher de vous toute la soirée à bouche que veux-tu ? mais c’est égal je préfère mon plaisir solitaire à votre [laprerie  ?] en commun avec des Badoulards et des Badoulardes vieilles. Quel Bonheur ! Toto est bourré, mais Toto est vexé, Toto tord et avale mais Toto bisque et rage. Vraiment ce sera très amusant. Pour ma part, je ne voudrais pas que quelque incident fâcheux empêchât cette savoureuse mystification. D’ailleurs je vous verrai quelques heures de plus que si j’étais restée chez moi ce qui par le temps de République et de Débine générale n’est pas à dédaigner.

Juliette

MLVH, 46-51LASVHR et V
Transcription de Gérard Pouchain

a) « hors-d’œuvres ».


14 février [1849], mercredi matin, 11 h.

Je suis sûre que vous me faites encore apprêter pour rien. Quel hideux plaisir trouvez-vous à me faire harnacher d’aussi bonne heure tous les jours puisque vous n’allez jamais à l’Assembléea avant trois ou quatre heures ? Ceci ressemble fort à un parti-pris, à une vengeance mystérieuse à laquelle vous me condamnez comme un affreux tyran de je ne sais PADOUE [1]. Mais vous avez beau faire je suis invulnérable et même inviolable, hélas ! Je suis bronzée par le guignon et tannée par les déceptions de tout genreb. Je suis une Guanhumara [2] moderne que rien ne peut plus étonner ni émouvoir. Vous me donneriez tout à l’heure le cornet de la mère Antoine [3] que je dirais : merci vous êtes un bonhomme. Vous ne me donnez rien et je vous appelle : vieux cancre avec la même liberté d’esprit. Non c’est comme cela je n’ai plus rien d’humain [4]. Je voudrais voir la république les quatre fers en l’air, les 900 sur le pot [5], moi seule en être cause et m’acheter tout ce qui me ferait plaisir [6]. Je suis devenue féroce avec l’âge. Je me sens des dispositions à faire des ailesc de pigeon au président de la république [7], à tirer le nez des représentants… avec des pincettes, à houspiller Proudhon et à casser plusieurs manches à balai sur le dos de Ledru-Rollin. Voilà où j’en suis arrivéed en l’an de grâce de la république une et indivisible. Cependant je veux bien encore vous conseiller de venir manger votre fricot de bonne heure pour être plus tranquille.

Vente Boisgirard-Antonin, expert Thierry Bodin, Drouot, salle 4, 24 mai 2019, lot n° 241
Transcription de Jean-Marc Hovasse

a) « l’assemblée ».
b) « de tous genres ».
c) « aîles ».
d) À partir de ce mot, la fin de la lettre est écrite en perpendiculaire.

Notes

[1Parmi les diverses parodies d’Angelo, tyran de Padoue (1835), il existe un Poltrono, tyran… on ne sait pas d’où, Imitation burlesque d’Angelo, tyran de Padoue, par Auguste Jouhaud, Bruxelles, Au Magasin théâtral, 1835. Son titre vaut mieux que son contenu.

[2Guanhumara : personnage de vieille sorcière dans Les Burgraves (1843).

[3À élucider.

[4« Maintenant c’est fini. Je n’ai plus rien d’humain, / […] », déclare la vieille Guanhumara à Otbert au début des Burgraves (I, 4).

[5Comprendre les neuf cents représentants du peuple, alias députés, que comptait l’Assemblée à l’époque.

[6Parodie de la tirade de Camille dans Horace de Corneille, juste avant sa mort : « Voir le dernier Romain à son dernier soupir, / Moi seule en être cause et mourir de plaisir ! »

[7« Ce fut le moment [sous le règne de Louis XVI] où un marchand de mode habile s’avisa de donner aux bonnets la forme d’un pigeon ; et aussitôt chaque femme de vouloir un pigeon ; rage qui gagna même les hommes, qui en prirent les ailes, car la coiffure masculine en ailes de pigeon date de ce temps. » Daniel, « Revue rétrospective sur la coiffure des femmes », La Semaine des familles, Revue universelle, 1860-1861, Jacques Lecoffre et Cie, 1861, p. 475.

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