Université de Rouen
Cérédi - Centre d'étude et de recherche Editer-Interpréter
IRIHS - Institut de Rechercher Interdisciplinaire Homme Société
Université Paris-Sorbonne
CELLF
Obvil

Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

Accueil > Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo > 1848 > Juillet > 18

18 juillet [1848], mardi matin, 7 h. ½

Bonjour, mon petit homme, bonjour, mon grand Toto bonjour. Je te demande pardon de t’avoir fait une si grande histoire hier. Je t’en demande d’autant plus pardon que, outre l’inconvénient de t’ennuyer énormément, elle a pris tout [ce] que j’aurais eu à écouter, ce que tu avais à me dire et toutes les caresses que j’avais à te donner. Une autre foisa j’aurais la langue moins déliée et la charité chrétienne moins bavarde d’autant mieux que j’ai un mal de gorge affreux et que toutes les paroles me donnent une quinte de cinq minutes. Avec tout cela je te vois à peine et avec peine et ma vie se passe dans les rues et dans les omnibus, existence peu agréable et beaucoup trop favorable aux enrouements. Il me semble que tu aurais pu me donner mes entrées à l’Assemblée nationale car si j’en crois la mère Sauvageot les membres ont le droit de faire entrer qui ils veulent [1]. Le marquis de Mornay a fait entrer ses deux fils à différentes fois. Je sais bien que tu n’aimes pas à te servir de tes privilèges mais à cause de moi tu aurais dû faire taire tes scrupules et me donner la joie de te voir tous les jours tout le temps que tu restais à l’Assemblée. Quand je te verrai il faudra que je vide ce sac et que je sache à quoi m’en tenir à ce sujet. D’ici là je tousse, je mouche, je crache et je profite de la distance pour être la plus dégoûtante créature qui soit au monde. Au reste pour vivre seule c’est bien assez bon et je ne vois pas pourquoi je m’en priverais.

Juliette

MVH, 8115
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Michèle Bertaux

a) « autrefois ».


18 juillet [1848], mardi matin, 8 h.

Je ne sais pas si c’est une idée mais je me trouve encore plus bête que d’habitude. Il me semble que le peu d’esprit que j’avais a déménagé avec toi. Si c’est une illusion elle est poussée si loin que je ne trouve pas deux idées qui aient le sens commun dans toute ma pauvre cervelle. Pour te traduire ce que j’ai de bon et de doux dans le cœur, il faut que j’aie recours à un tas de vieux mots usés, rapetissés, déteints et hors de service même chez les hurons et les portiers. C’est plus que bête, c’est vulgaire, plat et inepte. J’en demande pardon au représentant du peuple mais depuis les événements de juin [2], c’est comme cela. En attendant que l’esprit ou ce qui m’en servait revienne, je fais vie qui dure avec mes stupidités et je tâche de couvrir mon pauvre amour tout nu de toutes les vieilles guenilles que je trouve à grand peine.
Je ne sais pas si c’est avec intention que tu as oublié d’emporter la lettre de cet instituteur, mais je crois que tu ne peux pas te dispenser d’y répondre et pour que tu en juges mieux, je compte te la reporter tantôt. Je viens de m’informer des jours et de l’heure des visites publiques aux hospices de Paris. Voilà ce qui est sûr. Entrées publiques le jeudi et le dimanche de midi à 4 heures. Tu pourras peut-être trouvera moyen d’y aller dimanche. Pour cela je t’offre à déjeuner et même je t’offre à t’accompagner si tu n’y vois pas d’empêchement. Cela me donnera un moment de plus de bonheur et j’en ai trop peu pour ne pas solliciter avec prière toutes les occasions d’en avoir un de plus. J’espère que tu ne t’y refuseras pas, surtout pour le déjeuner, car rien n’est plus simple et plus facile et ne te dérangerait moins puisque c’est sur ton passage. Tu y penseras, mon adoré petit hoMme. D’avance je suis sûre que tu feras tout ce que tu pourras pour me donner cette joie et je t’en remercie du fond du cœur.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16366, f. 251-252
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Florence Naugrette

a) « trouvé ».


18 juillet [1848], mardi midi

Je me rabiboche de ma journée d’hier et je me donne le plaisir de griffouiller du papier en veux-tu en voilà sous le prétexte de t’apprendre que tu es mon amour bien-aimé et que je ne peux pas vivre sans toi comme si tu ne le savais pas du reste. Hier j’étais tellement aplatiea par le mal de gorge que je n’ai pas pu t’écrire et c’est bien malheureux parce que je t’écris des choses bien amusantes et bien drôles en général.
Voime, voime, que je vous voie vous FICHER de moi, PÔLISSON. D’ailleurs pour le cas que vous en faites, ça n’a pas besoin d’être plus gai que ça. Et puis vous ne savez pas que je vous écris au milieu des cris de Suzanne, des porteurs d’eau, des pavés qu’on remue et des pianos qui clapotentb. Vous comprenez que ce hourvaric assourdissant n’est pas fait pour laisser le champ libre à mes IDÉES, aussi le temps que je mets à courir après et à les ramener sur le papier fait que les sottises ont pris leur place et qu’il ne m’en reste plus pour elles. Et puis je ne me suis pas engagée à vous fournir d’idées, j’ai trop de bonne foi et de loyauté pour cela. La seule chose dont je suis sûre de n’être jamais à court, c’est d’amour. Aussi je m’engage à vous en donner tant que vous en voudrez, jour et nuit et partout. Si cela vous convient, vous n’avez qu’à parler, je suis prête à vous servir.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16366, f. 253-254
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Florence Naugrette

a) « applatie ».
b) « clapottent ».
c) « ourvari ».


18 juillet [1848], mardi midi ½

Je vais te voir tout à l’heure, mon bien-aimé, cet espoir me rafraîchita le sang et me donne une joie que je ne peux pas traduire autrement que par ces deux mots sacramentels : quel bonheur ! Seulement je m’inquiète déjà de savoir combien de temps elle durera cette joie. Je sais bien que dans ce moment-ci il ne faut pas étendre ses prétentions bien loin mais pourtant je voudrais être sûre que mon bonheur ira plus loin que de l’Assemblée chez le barbier et de chez le barbier à l’Assemblée. Cette barbe que tu me comptes pour un plaisir fait une triste queue à mon bonheur et si tu m’en laissais le choix j’aimerais mieux une autre manière de te voir et d’être heureuse. Cependant j’aime mieux ta barbe que rien mais j’aimerais mieux une bonne grande culotte que la plus belle de tes barbes. Tu me l’avais promise pourtant cette belle culotte. Elle était même comprise dans tes JOURNÉES. Jusqu’à présent je n’en aia pas encore vu le plus petit échantillon et je n’ose pas espérer en voir de sitôt avec la mauvaise foi et les représentants qui courent. À force d’attendre et d’espérer je ne crois plus à rien et je n’espère plus rien. Je suis comme l’amoureux de la BELLE PHILIS [3]. Tout cela est triste et pourtant je veux te voir. Mon Victor tu es mon seul et unique bien-aimé. Je t’adore.

Juliette

MVH, 8116
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Michèle Bertaux

a) « raffraichis ».

Notes

[1Des invitations pour assister aux séances de l’Assemblée nationale constituante étaient distribuées aux représentants du peuple. Ces entrées étaient rationnées en fonction de l’ordre alphabétique.

[2Les « événements de juin  » désignent les terribles insurrections qui ont eu lieu à Paris, du 23 au 26 juin 1848, à la suite de la fermeture des Ateliers nationaux.

[3Citation du sonnet d’Oronte, à la scène 2 de l’acte I du Misanthrope de Molière : « Belle Philis on désespère, / Alors qu’on espère toujours. »

SPIP | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0
(c) 2018 - www.juliettedrouet.org - CÉRÉdI (EA 3229) - Université de Rouen
Tous droits réservés.
Logo Union Europeenne