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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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27 février [1846], vendredi matin, 10 h. 

Bonjour, mon Toto, bonjour mon cher petit Toto, bonjour mon vilain, paresseux et peu aimable Toto, bonjour je vous adore, mais c’est bien malgré moi. Si je pouvais ne pas pouvoir vous sentir je serais très heureuse, voime, voime, mais pour cela il faudrait que mon cœur et mon nez fussent joliment enchifrenésª [1]. Quels seront aujourd’hui vos motifs pour ne pas me voir ? Vous n’avez pas d’Académie, c’est aujourd’hui le premier vendredi de carême c’est-à-dire abstinence de sauteries, de goinfreries, de cérémonies et de parloteries. Voyons un peu ce qui vous empêchera de me donner votre soirée ! Hélas ! vous n’êtes embarrasséᵇ de rien quand il s’agit de ne pas me voir. Il est probable que vous ayez déjà trouvé votre obstacle. Taisez-vous, vilain monstre et prouvez-moi le contraire si vous osez. J’ai passé ma soirée hier avec mes petites filles et Eulalie. Elles avaient dînéᶜ chez elles et avaient profité de la belle soirée pour me rapporter une chose que je me suis fait faire et puis elles m’en ont tant prié que je leur ai lu les deux premiers actes du Roi s’amuse. Elles sont parties les yeux gros comme le poing, et ravies, et transportées d’admiration. Après je me suis couchée et j’ai lu par ci par là des bouts de journaux jusqu’à minuit et demie, puis j’ai éteint ma bougie en désespoir de cause, puis je me suis endormie et puis j’ai fait de vilains rêves comme toujours. Voilà mon adoré l’emploi exact de ma soirée et de ma nuit, vous voyez que ça n’est pas très triminel.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16362, f. 205-206
Transcription d’Audrey Vala assistée de Florence Naugrette

a) « enchiffrenés ».
b) « embarrassez ».
c) « dîner ». 


27 février [1846], vendredi après-midi, 4 h. ¼

Tu m’oublies, mon Toto chéri, car il n’est pas possible que tu n’aies pas eu un moment de loisir dans la journée et que tu ne sois pas sorti jusqu’à présent. Je fais tout ce que je peux pour ne pas te tourmenter mais je sens que ma patience est à bout et que si tu tardes encore longtemps à venir je ne serai plus maîtresse de te cacher ma tristesse. Voilà bientôt vingt-quatre heures que je ne t’ai pas vu, c’est bien long, il faut y être comme moi pour le sentir. Je m’étais dépêchée de m’apprêter dans le cas où tu serais venu de bonne heure et où tu aurais bien voulu me faire sortir. Cela ne m’a pas mieux réussi cette fois que toutes les autres. C’est peu encourageant. Cependant je suis femme à te prendre au collet dans le cas où tu viendrais tout de suite. J’ai un besoin inexprimable de vivre et de respirer avec toi. Avec cela qu’il fait merveilleusement doux et beau, ce temps me rappelle nos premiers printemps qui ont été si ravissants, si tu t’en souviens comme moi. Quant à moi je vois encore les collines que nous escaladions et puis les beaux horizons et les belles traînées de lumière sur Paris que nous admirions ensemble. Dans ce temps-là l’amour verdoyait dans nos cœurs comme la végétation dans la nature et nos baisers avaient le parfum des plus belles fleurs. Aujourd’hui, tout est à peu près dans le même état autour de moi et dans moi. Hélas pourrais-tu en dire autant, toi ? Il y a des moments où j’en doute et où je voudrais être morte mais que tu reviennes auprès de moi avec ton doux sourire et ton beau regard sincère. Je me sens rassurée et la plus heureuse des femmes.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16362, f. 207-208
Transcription d’Audrey Vala assistée de Florence Naugrette

Notes

[1Enchifrené : enrhumé.

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