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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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2 juillet 1856

Guernesey, 2 juillet 1856, mercredi matin, 7 h. ½

Bonjour, mon cher bien-aimé, bonjour, mon grand tout, bonjour, je t’aime. Je commence ma journée par te le dire pour être plus sûre que les mille et une tracasseries du ménage ne barreront pas le passage à ma restitus aujourd’hui. Enfin, je tiens mon lucoot, grâce à toi, mon ineffablement bon petit homme. Je pourrai te voir presque à tous les moments de la journée. Oh ! comme je vous guetterai le jour et la nuit et comme je vous jetterai mon âme par-dessus les toits et mes baisers de lucoot à lucoot. Nous verrons quel sera celui de nous deux qui sera le plus assidu et le plus fort à ce jeu d’adresse. En attendant, je lorgne la susdite petite maison que le soleil égaie dans ce moment-ci et je me sens très contente. Ce soir j’aurai le bonheur de dîner avec vous, ce qui fera ma journée complète, surtout si vous venez me voir dans la journée, et encore ce matin, et puis encore et encore, et encore, et toujours, sans jamais me lasser car toute ma joie c’est toi, mon Victor adoré, je n’en désire pas d’autre et je ne pourrais même pas en supporter une autre. C’est pour cela que la possession de cette petite maison me rend si heureuse. Il ne sera pas facile de m’en faire déguerpir tant que tu seras toi-même dans ta VILLA [1], dusséa-je acheter de mon argent la susdite bicoque, les maisons, les jardins et le quartier y attenant. Ah ! mais voilà comme je suis, moi, quand je me mets en train, RIEN NE ME COÛTE et j’amènerai Robert à la vieille bonne femme plutôt que de lui rendre sa maison, telle est ma force. Du reste, je ne fais cette confidence qu’à toi et à mon bonnet car si la guernesiaise pouvait s’en douter, elle ferait de sa masure une mine inépuisable de POUNDS, de Louis 24, de guinée de 2 [illis.], de shellings, de livres, de pences et autre THE MONEY’S. Fichtre, quel vieux Juifb que cette antique descendante des Normands. Rien que d’y penser, la peau me cuit comme si on me la râclait à vif. Maintenant, je sens déjà l’impatience qui me galopec car je voudrais déjà être dans mon OBSERVATOIRE, ne fût-ced que pour OBSERVER vos choux. À propos de choux, ta pauvre vigne a dû en voir de cruelse si tu l’as laissée ouverte ces deux jours-ci la nuit pendant ces grands vents froids. Je regarde toutes les serres environnantes, elles ne sont même pas ouvertes malgré le soleil. Pauvre vigne, si belle, si chargée de raisin, si désireuse de bien faire, comme elle est mal secondée par vous, je ne dis pas par toi, mon pauvre génie de somme, mais par tes enfants dont ce devrait être le soin et même l’amusement. Vous n’aurez pas de raisin, c’est sûr, mais je crains qu’elle n’en meure, la pauvre vigne, et alors que devient votre belle théorie des ÊTRES [2] et que devient votre conscience en face de ce meurtre par insouciance ? Quant à moi, qui n’ai pas la même métempsycose que vous, je n’en souffre que davantage de voir gaspiller et perdre sans profit pour personne tant de si belles et de si bonnes choses dans votre jardin et je regrette de ne pouvoir pas vous remplacer dans vos fonctions de propriétaire. Je t’aime.

J.

Bnf, Mss, NAF 16377, f. 184
Transcription de Mélanie Leclère, assistée de Florence Naugrette

a) « dussai ».
b) « Juifs ».
c) « galoppe ».
d) « fusse ».
e) « cruelles ».

Notes

[1Le 16 mai 1856, Victor Hugo a acheté une maison au 38, rue de Hauteville, qu’il baptisera Hauteville House.

[2La croyance de Hugo en la métempsycose s’exprime dans Les Contemplations, récemment parues.

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