12 janvier 1854

Jersey, 12 janvier 1854, jeudi soir, 4 h.

Quand on prend du papier, on n’en saurait trop prendre ainsi que du galon. Aussi, vous voyez avec^a quel aplomb je m’installe sur cette belle feuille blanche, mon cher petit homme, et pourtant Dieu sait que mes idées ne sont pas couleur de rose en ce moment-ci. Mon âme est un peu bouteille à l’encre aujourd’hui et je crains qu’elle ne déteigne sur toutes les tendresses que je veux vous dire. Le ciel est noir et le vent est dur et mon Toto ne revient pas plus que le Malbrouck de la chanson. Le moyen d’être gaie dans tout cela ? Quant à moi j’y renonce comme les âmes au Pater. Du reste, mon pauvre bien-aimé, ce n’est pas le moment de venir car l’ouragan et la pluie font rage à qui mieux depuis quelques instants. Aussi, je te supplie d’attendre que ce hideux temps soit un peu calmé avant de te mettre en route pour moi. Il est probable que tu auras à écrire ce soir. Si de faire cette besogne chez toi pouvait t’épargner la peine d’aller à la poste ce soir, il ne faudrait pas hésiter, mon cher petit homme, car avant tout, et surtout avant mon bonheur personnel, je veux ta santé et ton repos. Ceci est le fond et le tréfonds^b de mon cœur, mon cher adoré, aussi je te supplie d’agir en conséquence. Pourvu que je te sache heureux et bien portant dans ton petit coin et avec une petite pointe d’amour pour moi, la solitude me sera facile et je la supporterai courageusement. Pensez à cela, mon doux ami et tenez-vous les pieds chauds sans scrupules et sans remords, puisque c’est moi qui le veux, qui vous l’ordonne et qui vous en supplie de toute la force de ma sollicitude et de mon amour. Cela ne m’empêchera pas de te baiser en désir et en pensée jusqu’à ce que je te [illis.] en chair et en os.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16375, f. 24-25
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Chantal Brière

a) « avec avec ».
b) « tréfond ».