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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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29 mai 1846

29 mai [1846], vendredi matin, 7 h. ½

Bonjour mon ravissant petit homme, bonjour mon cher bien-aimé adoré, bonjour mon âme, bonjour. Je baise vos beaux yeux endormis car j’espère que vous dormez encore, vous qui avez la mauvaise habitude de passer la moitié de vos nuits à travailler ? Je te baise bien doucement pour ne pas te réveiller. La nuit a été assez bonne ici ce qui n’empêche pas cette chère enfant d’avoir ses pommettes rouges comme du feu et de transpirer à grosses gouttes, chose qui l’affaiblita horriblement et que les médecins voudraient empêcher plus que jamais. Je dois mettre tout mon espoir en Dieu et le supplier de me conserver cette pauvre chère bien-aimée. Je pense à toi, mon doux adoré, pour retrouver de la confiance et du courage. J’espère que tu viendras tantôt. Je t’attends comme d’habitude de toute la force de mon amour pour toi. Il me semble que je ne pourrais pas me passer de ces quelques minutes de bonheur de tous les soirs. Elles font partie de ma vie et quand elles me manquent je sens que tout me manque. Je voudrais que ma pauvre fille fût en état d’être transportée à Paris, pour son bien à elle d’abord, et pour mon bonheur à moi. Vivre près de toi c’est déjà de la joie. Je vais faire tout disposer pour y revenir dès que la santé de cette chère enfant le permettra. D’ici là, il [le] faut, viens le plus possible que tu pourras, mon adoré, toujours, si tu peux, ce ne sera pas encore assez pour ce que je t’aime.

BnF, Mss, NAF 16363, f. 101-102
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette

a) « affaibli ».


29 mai [1846], vendredi après-midi, 4 h.

J’espère, cher bien-aimé, que tu viendras me surprendre avant que je n’aie achevé mon gribouillis. Je l’espère et je le désire plus que je ne saurais dire. Cependant je n’y vais pas vite, je t’assure, car je ne suis pas cinq minutes de suite en repos. Tantôt nous avons eu la visite de Charlotte, de la fille de Mme Marre et de la sœur maîtresse, l’ex-religieuse. Elles sont restées très longtemps, ce qui m’a empêchéea de faire mes affaires et surtout de lire les journaux. J’en excepte La Presse que j’ai lue entièrement, ce qui me permet de renoncer à lire les autres pour peu que tu aies le moindre besoin de les emporter. Tu vas venir, n’est-ce pas mon adoré ? Si tu ne venais pas je ne sais pas comment je ferais car je n’y suis pas du tout préparée. J’ai ouvert tout mon cœur au doux espoir de te voir bientôt et je sens que je n’y renoncerais pas sans souffrir beaucoup. Claire va toujours à peu près la même chose et le médecin assure que c’est aller mieux que de n’aller pas plus mal. J’ai trop besoin de croire à ce mieux pour ne pas accepter les paroles du médecin avec confiance. Cependant je serai bien soulagée le jour où on me la dira guérie entièrement. D’ici là il faut que je fasse une ample provision de courage et de patience et c’est sur toi que je compte, mon cher adoré. Pour commencer je te baise en pensée et en espérance des millions de fois.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16363, f. 103-104
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette

a) « empéché ».


29 mai [1846], vendredi soir, 7 h. ½

J’ai perdu tout espoir de te voir aujourd’hui mon Victor adoré, mais je n’ai pas encore perdu celui d’avoir une adorable lettre de toi [1]. Je me cramponne le plus que je peux à cette idée pour ne pas pleurer amèrement sur cette nouvelle déception. Je ne veux pas affliger personne autour de moi parce que je sens combien cela peut agir sur cette pauvre enfant si faible et si disposée à la tristesse. Aussi je fais des efforts surhumains pour tâcher de trouver une compensation suffisante dans ta lettre désirée et espérée. Si elle ne vient pas je ne sais ce que je ferai car j’ai le cœur bien gros et bien serré. Du reste je ne t’accuse pas mon doux ange adoré, Dieu le sait, seulement je souffre tout ce qu’un cœur peut souffrir de l’absence de ce qu’il aime le plus au monde. La journée s’est bien passée pour cette chère enfant. Ce soir elle est un peu fatiguée comme toujours. Ta lettre, mon bien-aimé, ta lettre adoréea, ta lettre espérée, désirée, attendue la voilà. Je la baise sans l’ouvrir. Je me réserve comme les gourmands, je la regarde, je la sens, je la dévore avant d’y plonger mon âme toute entière.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16363, f. 105-106
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette

a) « adoré ».


29 mai [1846], vendredi soir, 9 h. ½

Ô tu es bon mon Victor, ô je t’aime, ô je te bénis et je t’adore. Comme toi je souffre de l’affreuse distance qui nous sépare. Comme toi j’ai hâte de nous retrouver dans notre chère petite maison si heureuse, si tranquille, si bien à nous. Comme toi encore, et bien plus que toi, j’ai un besoin inextinguible de me dire à tous les instants de ma vie : il va venir dans cinq minutes [2], tandis que maintenant, quand je t’ai vu une pauvre fois dans la journée, le paradis m’est fermé pour vingt-quatre heures et quand il survient des empêchements comme aujourd’hui, alors c’est affreusement long et il faut tout le dévouement que je dois à cette pauvre enfant bien-aimée pour ne pas maudire la cruelle nécessité qui me force à vivre si loin de toi. Je lui ai lu le charmant paragraphe de ta ravissante bien trop petite lettre. Elle a souri à tout ce que tu lui dis d’aimable et d’affectueux [3]. La journée a été bonne aujourd’hui. J’espère et je désire qu’elle soit aussi bonne et même meilleure encore demain. Jusqu’à présent elle n’a pas encore eu deux jours de suite de bien. Cependant j’espère que cela viendra à force de soins, d’affection pour elle et de prière au bon Dieu pour me donner de la confiance. Je pense à toi et je t’aime de toutes mes forces et de toute mon âme. Je compte que tu pourras venir demain, mon Toto adoré, en attendant, je vis avec ton adorable petite lettre à laquelle je donne tous les baisers que j’aurais voulu te donner aujourd’hui. C’est par avance tous ceux que j’espère te donner demain.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16363, f. 107-108
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette

Notes

[1Cette lettre est publiée par Jean Gaudon, ouvrage cité, p. 159. Hugo y explique qu’il est retenu ce jour par une convocation.

[2Dans la lettre qu’il lui écrit la veille, pour excuser son absence, Hugo note : « Quand le bon Dieu me rendra-t-il cette douce pensée qui était l’habitude heureuse de mon âme : dans cinq minutes je puis être auprès d’elle ! — cinq minutes ! et que d’heures il faut aujourd’hui ! ». (Jean Gaudon, ouvrage cité, p. 159).

[3Voici le paragraphe en question : « Dis à ta Clairette qu’elle était hier fort jolie, que c’est mon opinion et que je ne vois pas pourquoi je n’aurais pas la liberté de la publier. Dis-lui d’être bien courageuse et que nous l’aimerons tous bien. Il dépend d’elle, avec un peu de volonté en ce moment, de passer le reste de l’été en promenades et en plaisir, et l’automne en voyage. Se tenir droite et bien manger, voilà tout le secret. »

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