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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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9 mai 1846

9 mai [1846], samedi après-midi, 4 h. ½

Cher adoré bien-aimé, je t’écris bien tard quoique j’aie pensé à toi de bien bonne heure mais j’ai eu ma pauvre fille plus souffrante encore que d’habitude, ce qui fait que j’ai passé une partie de mon temps auprès de son lit à lui tenir ses pauvres mains brûlantes et à parler de toi. Il me semble en lui parlant sans cesse de toi que je fais pénétrer en elle la douce influence de ton admirable bonté et que je lui infuse en paroles toute la santé et tout le bonheur que tu lui désires. Son père a envoyé Mlle Adeline avec Thérèse tout à l’heure. Il doit venir demain avec cette demoiselle et sa petite fille dans la journée. La mère Lanvin est là et la bonne Eugénie a apporté à Claire des reliques authentiques de Rome qui contiennent des parcelles de la Vierge et de saint Joseph. Cette pauvre enfant les a mises à son cou tout de suite dans l’espoir que cela la guérira. Le bon Dieu nous devrait bien ce miracle s’il daignait s’occuper de pauvres femmes comme nous. Quant à moi, je m’efforce de le mériter en l’adorant dans son œuvre la plus parfaite, en t’aimant à deux genoux. Je suis revenue hier pénétrée d’admiration et de reconnaissance pour la bonté ineffable et surhumaine que tu m’as montrée hier. Je retrouvais dans l’air la trace de ton passage, je retrouvais le parfum particulier que tu as en toi et qui sent ton âme. Je ne peux pas te dire ces choses-là parce que les mots manquent à mes sensations, mais je sais que j’aspirais l’air que tu avais respiré et que mes pieds baisaient tes pas et que j’étais dans une atmosphère de bonté, de générosité, de grandeur, d’amour, de sublime et de divin qui faisait de moi plus qu’une femme. J’aurais pu dire comme Ruy Blas : « Donc, je marche vivante dans mon rêve étoilée » [1]. Mon Victor ne crains rien de moi. Je ne ferai pas d’imprudence. Je n’aurai pas de sotte curiosité. Je suis cuirassée contre toutes les stupidités et contre toutes les perfidies de quelque part qu’elles me viennent. Je veux à ton tour que tu te tranquillises et que tu ne te préoccupes pas davantage des folies et des niaiseries qui peuvent sortir de la bouche que tu sais [2]. Il ne serait pas juste que les ridicules propos de cet olibrius aient le pouvoir de te tourmenter quand elles me sont parfaitement indifférentes. Hélas ! ce qui m’occupe dans ce moment et ce qui m’attriste autant que la maladie de cette pauvre enfant, c’est la pensée que je ne te verrai peut-être pas aujourd’hui. Cependant, j’espère encore car tu m’avais promis de faire tout ton possible pour venir. Et j’ai tant besoin de te voir que j’espère de toutes mes forces. Et puis si tu ne pouvais pas absolument tu m’écrirais, n’est-ce pas mon adoré ? Mon Dieu, que je t’aime tous les jours plus.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16363, f. 27-28
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette
[Siler]

Notes

[1Après son duo d’amour avec la reine, Ruy Blas dit dans son monologue : « Donc je marche vivant dans mon rêve étoilée ! » (Acte III, scène 4, v. 1291). En accordant « étoilée » avec le sujet transposé au féminin, et non pas avec « rêve » dont il est l’épithète, Juliette Drouet commet une faute d’accord si belle et si signifiante que nous préférons la laisser telle quelle plutôt que de la corriger, d’autant qu’une autre syntaxe, celle de l’apposition, pourrait la justifier.

[2Dans une lettre du 7 mai (f. 21-22), Juliette Drouet demandait à Hugo de s’expliquer sur les insinuations de Pradier au sujet de l’infidélité de Hugo.

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