Jersey, 15 mars 1854, mercredi après midi, 3 h. ½
Pour quelques minutes de bonheur disséminées dans ma vie, que de longs jours d’ennui et de tristesse, mon pauvre doux adoré. Je ne t’en fais pas un reproche, loin de là, seulement je me plains de la destinée depuis que j’existe. Cette disposition d’esprit et d’âme que j’ai en ce moment m’a empêchée de recevoir Allix [1] tout à l’heure. Il est vrai que j’étais en train de m’habiller mais cela n’aurait pas été un obstacle sérieux si je n’avais pas un peu d’hypocondrie dans ce moment. Du reste, mon pauvre adoré, il est difficile de se garantir des miasmes moraux qu’exhale la proscription. On a beau se boucher le nez et les oreilles, il est impossible de traverser ces courants de pensées morbides sans que la santé du cœur et de l’âme n’en soit compromise de la manière la plus douloureuse. J’en fais depuis hier au soir la triste expérience. Tu parlais hier des gobe-mouches et des gobe-baleine mais tout cela n’est rien auprès des gobe-charogne et des gobe-m… Ceux-là sont grotesques, ceux-ci sont infects. Ceux-là ne sont que niais, ceux-ci sont abjects. Ceux-là font rire, ceux-ci font vomir. Mon mal du cœur s’est changé en mal au cœur depuis hier ; et pourtant Dieu sait que ce n’est pas par goût. J’ai grand besoin que tu viennes m’apporter un peu d’air pur et d’idées saines, mon cher adoré. En attendant, je tâche de faire bonne contenance mais c’est difficile et puis je prépare mes bandes et mes compresses pour demain matin. Voici qu’on m’apporte L’Homme [2]. Si sa polémique s’inspire du caractère déloyal et faux de son principal rédacteur cela doit faire un fâcheux gâchis politique. Mais à quoi bon toutes ces rabâcheries énigmatiques pour toi au moins jusque là ce que je t’en aie donné la clef ? Maintenant je regrette d’être entrée dans ces demia confidences qu’il faudra nécessairement que j’achève au risque de t’ennuyerb et de te dégoûter beaucoup. Décidément j’ai tort de t’initier à tous ces [illis.] sans [R ?]
Juliette
BnF, Mss, NAF 16375, f. 103-104
Transcription de Chantal Brière
a) « demies ».
b) « ennuier ».