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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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19 novembre [1842], samedi matin, 9 h.

Bonjour mon petit Toto, bonjour, comment ça va-t-il ce matin ? Moi je vous aime et je vous envoie ma première pensée en ouvrant les yeux avec tout ce que je contiens de baisers, de tendresse et d’amour, au risque de vous étouffer. ACCEPTEZ-vous ? Vilain taquin, vous n’en prenez qu’à très petites doses de tout ça, il n’y a pas de danger que vous vous grisiez ou que vous en ayez une indigestion. Vous êtes très sobre, trop sobre même, depuis longtempsa. Si cela fait honneur à votre contenance, cela n’en fait pas à votre réputation de tranche-montagne [1] et dévale Paris, c’est moi qui vous le dis. Je fais de vains efforts pour vous piquer au jeu mais je vois que c’est peine perdue, aussi j’y renonce. Je tourne ma vue sur le gros lot de 800.000 auquel j’ai maintenant des droits trop incontestables. Malheureusement, ce n’est pas une raison pour que je l’aie, par la justice distributive qui courtb, au contraire. Eh ! bien tant pisc, ça fait que vous n’hériterez pas de moi, voilà tout.
Je ne sais pas si c’est le froid qui me gèle les idées mais je sens que je suis tout engourdie et que je ne peux rien dire qui ait le sens commun. Le fait est que depuis hier, je ne me suis pas réchauffée. Tout à l’heure, je vais faire un feu effrayant. Si vous voulez en venir prendre votre part, je vous le permets et même je vous en prie. En attendant, je vous aime, je vous baise, je vous grogne, je vous désire, je vous attends et je vous adore.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16350, f. 235-236
Transcription de Laurie Mézeret assistée de Florence Naugrette

a) « long-temps ».
b) « courre »
c) « pire ».


19 novembre [1842], samedi soir, 10 h. ¾

J’ai à peine fini maintenant, mon adoré, de ranger mes penaillons et j’ai la tête et le visage en feu avec un mal de gorge qui m’empêche d’avaler ma salive. J’avais encore mon corset à arranger mais comme il aurait fallu ne pas t’écrire, j’ai préféré me passer de corset dans le cas où tu me mènerais chez mon père [2] demain que de me passer du plaisir de jacasser avec toi. D’abord et avant tout, je te dirai que je t’aime de toute mon âme et que mon pauvre père est encore un peu plus faible qu’hier, ce qui justifie ta comparaison de la lampe qui s’éteint. Cependant, il a toute sa raison et toute sa connaissance et il garde un bon souvenir de ta visite hier. Mais te voici, mon amour, je finirai ma lettre demain matin !

20 novembre [1842], dimanche matin, 8 h. ¼

Bonjour mon cher amour adoré, bonjour, comment va ta pauvre tête, mon cher petit homme ? Cela m’a inquiétée toute la nuit car j’ai à peine dormi à cause de ce rhume et j’ai moi-même ce matin un mal de tête et de gorge atroces. Suzanne me dit qu’il a plu toute la nuit, ce qui pourrait bien être une des causes de ton mal de tête, mon pauvre amour adoré. Dans le cas où tu me mènerais voir mon père aujourd’hui, je vais me dépêcher de raccommoder mon corset tout à l’heure, parce qu’il me serait impossible avec mes robes ajustées de sortir sans lui. C’est à peine, au reste, si j’y verrai assez clair car le temps est si sombre qu’il me semble que je t’écris au clair de la lune, mon ami Toto. Je ris mais je n’en ai pas envie, mon pauvre amour, quand je pense que tu souffres aussi, toi, et que peut-être mon pauvre père est plus mal encore, comme ça n’est que trop probable. Depuis bien longtemps, mon cher adoré, je n’ai pas ri d’un bon cœur et à présent moins que jamais, car tous ceux que j’aime souffrent. J’en excepte ma fille qui heureusement est d’une bonne santé. Mais depuis un an, mon cher bien-aimé, tantôt tes enfants, tantôt toi et mon père, vous avez été malades presque sans interruption tous. Cependant, il ne faut pas que je sois ingrate envers la providence qui a rendu la santé à ton cher petit garçon [3] et à toi la tranquillité de ce côté-là. Mais je voudrais que tu ne souffrissesa plus et qu’elle fît un miracle en faveur de mon pauvre père, c’est pour cela que je la prie tous les jours avec une ferveur qui devrait être exaucée si la providence était juste toujours.
Je t’écris à bâtons rompus et presque à tâtonsb tant le jour est sombre et mes éternuements réitérés. Je n’y vois plus, mes yeux et mon nez sont trois sources intarissables qui pourraient défrayerc ce régiment des célèbres gendarmes si fort sur le rhume de cerveau. Je n’en peux plus, il faudra cependant que cela s’arrête ou je m’en irai en eau comme une borne fontaine. Tâche au moins, toi, de n’avoir plus ton mal de tête mon cher petit homme, ce sera une bien grande inquiétude de moins.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16350, f. 237-238
Transcription de Laurie Mézeret assistée de Florence Naugrette

a) « souffrisse ».
b) « tâton ».
c) « défrayé ».

Notes

[1Tranche-montagne : fanfaron qui se dit prêt à tout pour fendre.

[2L’oncle de Juliette, René-Henry Drouet, est gravement malade.

[3François-Victor Hugo a souffert d’une longue et grave maladie pulmonaire.

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