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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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31 octobre [1839], jeudi matin, 9 h. ¾

Bonjour, mon cher petit bien-aimé adoré. Bonjour, mon petit homme chéri. J’espérais que n’ayant plus d’ouvriers à craindre tu viendrais cette nuit et que nous aurions déjeunécomme des loups. Mais tu travailles, pauvre adoré, et Dieu sait quand tu pourras venir. Je me souviens de l’année passée et même de celle-ci où tu étais des mois entiers sans te reposer. Je prévois une saison non moins douloureuse pour tous les deux, aussi je suis triste au fond de l’âme et je ne parviens à avoir un peu de gaieté que pendant les pauvres petits moments où je te vois. Le reste du temps je suis comme une âme en peine. Je vais, je viens sans savoir ce que je fais. Ne t’étonne pas, mon adoré, si ma figure porte les traces de ce chagrin : si je t’aimais moins, ce ne serait pas comme ça mais je t’aime de toute mon âme et je souffre loin de toi. Il fait un temps bien triste, mon adoré. Je me tourmente de te savoir si mal chaussé. Si je ne craignais pas les conséquences des allées et venues de la bonne chez [le  ?] portier, je l’enverrais toute la journée savoir quand tu auras tes bottes, c’est que vraiment de ce temps c’est presque une imprudence de sortir chaussé comme tu l’es. Donnez-moi vos petits pieds que je les garde et que je les baise. Et tâchez de venir le plus tôta possible, j’ai tant besoin de vous voir. J’ai la tête et le cœur maladesb. Si vous venez, tout cela n’aurait pas lieu. Baisez-moi, mon chéri, et pardonnez-moi de vous aimer trop.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16339, f. 279-280
Transcription de Madeleine Liszewski assistée de Jean-Marc Hovasse

a) « plutôt ».
b) « malade ».


31 octobre [1839], jeudi soir, 5 h. ¾

Quel temps, mon adoré, et quelle longue absence ! Je suis plus triste et plus noire que le ciel. Je me fais peur car je sens que si je continue à t’aimer avec cette impatience et ce désespoir je n’en aurai pas pour longtemps. J’ai le cœur serré et les yeux pleinsa de larmes et aussitôt que je regarde ton portrait je pleure. Je ne peux pas m’habituer à cette affreuse séparation qui a remplacé sans transition la douce et ravissante intimité de nos deux mois de voyage [1]. Je ne sais plus où j’en suis, il me semble que j’ai quelque chose de mort en moi et dont je porte le deuil dans ma pensée et dans mon âme. Au reste, ce n’est que trop vrai, le bonheur vient de mourir pour nous. À peine si nous pourrons en ressaisir quelque semblant dans les courtes et rares apparitions que tu fais chez moi. Quelle vie que la mienne, mon Dieu, ou plutôt quel amour car tout autre femme aimant comme aime tout le monde trouverait ma vie fort douce et s’estimerait très heureuse de tout ce qui me désespère et me tue. C’est un bien grand malheur, mon adoré, d’aimer trop et je le sens aujourd’hui plus que jamais, et cependant je ne voudrais pas aimer moins. Je me plains parce que je t’aime mais au fond je suis heureuse et fière de mes souffrances car elles m’élèvent jusqu’à toi. Sans elles, je ne serais qu’une femme ordinaire aimant d’un amour ordinaire et que tu dédaignerais avec raison. Par elles, j’ai le droit de te demander ton amour, ton âme, ta vie, à défaut de ton corps et de ton génie. Je t’aime à genoux et mieux que le Bon Dieu ne l’est au ciel par ses anges.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16339, f. 281-282
Transcription de Madeleine Liszewski assistée de Jean-Marc Hovasse

a) « plein ».

Notes

[1En septembre-octobre, Juliette et Victor ont voyagé en Allemagne, en Suisse et sont remontés par le sud de la France.

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