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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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14 juin 1860

Jersey, 14 juin 1860, jeudi matin, 5 h. ½

Bonjour, mon pauvre cher bien désiré, mon bien attendu, bonjour, il y a déjà bien longtemps que je suis levée et bien des fois déjà que j’ai consulté le mât des signaux sans succès. J’espère pourtant malgré les ON-DIT divers que j’entends depuis hier au soir que tu viendras ce matin plutôt que dans la journée par le Weymouth. Cependant je tâche de tenir le plus que je peux mon impatience en bride pour ne pas arriver épuisée par les déceptions successives que je suis peut-être condamnée à subir bien des fois encore avant d’avoir le bonheur de te revoir. Pour cela je viens de raccommoder à peu près ton habit. Je t’ai préparé tout un [rectangle  ?] complet de la tête aux pieds. Tout à l’heure je réveillerai Suzanne mais jusqu’à présent je l’ai laisséa dormir comme une marmotte. Quant à moi, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit et j’y ai été tourmentée par les PÉNELLES [1], j’en ai trouvé une monstre tout à l’heure dans ma chemise peignoirbet pourtant le bois de lit paraît neuf et les rideaux sont blancs et le papier propre. Toutes ces belles apparences cachent une infecte réalité qui me fait horreur.
À propos d’horreur et pour sortir par une pente douce de la punaise animal par la punaise homme, il paraît que P. Asplet envoie tous les nombreux demandeurs de billets pour le meetingc au sieur Dujardin. Cette scie est assez bien trouvée pour un garçon qui n’en fait pas son état. Du reste ce n’est qu’à dix heures hier qu’il est venu m’apporter de tes nouvelles en s’excusant beaucoup de n’avoir pas pu le faire plus tôt, ce que je comprends de reste car la ville est en grande rumeur de ton arrivée. Je te raconterai tout cela en détail quand je tiendrai ton cher petit bras seul à seule sur quelque grève. En attendant je t’aime de toute mon âme et je te désire de toutes mes forces.

BnF, Mss, NAF 16381, f. 147-148
Transcription d’Amandine Chambard assistée de Florence Naugrette

a) « laissé ».
b) « peignoire ».
c) « méting ».


Jersey, 14 juin 1860, jeudi, 2 h. après-midi

Enfin ! enfin ! enfin ! te voilà arrivé, mon divin bien-aimé. J’ai retrouvé ton doux regard, ton victorieux sourire, et j’ai entendu ta chère voix, l’enchantement de mon âme, quel bonheur ! quoique je t’aie à peine vu. Mais je te sais auprès de moi ; je suis sûre que tu te portes bien. J’espère que tu m’aimes. Je suis heureuse, heureuse, heureuse !
J’espère que cela ne t’a pas contrarié que nous ayons pris cette petite barque dans l’intention de te retrouver plus tôt sur la partie opposée du quai où on nous avait envoyées par erreur Mme Duverdier et moi. J’ai été bien étonnée quand j’ai vu que tu étais toi-même dans une barque avec ton Victor et te dirigeant de mon côté pendant que tout le monde t’attendait sur l’autre quai. Il m’a semblé que tu avais en m’abordant quelque chose de contraint et de mécontent que je ne mérite ni d’intention ni de fait car depuis deux jours je n’ai fait que le chemin de ma maison à la jetée et de la jetée à ma maison sans vouloir même entrer dans la ville pour m’acheter une brosse à dents dont j’ai grand besoin, ayant oublié la mienne à Guernesey. Je t’assure que si j’ai fait une fausse manœuvre en suivant ces dames, ce n’est pas de ma faute, et que leur sollicitude pourtant toute gracieuse et bienveillante, m’a été plus d’une fois à charge et gênante. Si jamais la nécessité me forçait à me séparer de toi encore une fois, ce qu’à Dieu ne plaise, je demanderais à Dieu comme suprême compensation de me laisser entièrement seule avec ton cher souvenir adoré. J’espère que cette nécessité ne se représentera jamais et à ce sujet je pense que ton Charles ne va pas tarder beaucoup à arriver maintenant et peut-être avec sa mère et sa sœur si ces dames se sont trouvées en assez bonne disposition pour affronter la traversée. En attendant, je t’adore.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16381, f. 149-150
Transcription d’Amandine Chambard assistée de Florence Naugrette

Notes

[1L’origine de ce mot désignant une vermine nous est inconnue.

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