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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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9 février [1842], mercredi soir, 6 h. ½

Tu veux donc que je t’écrive, mon Toto, même quand j’ai le cœur navré et le découragement dans l’âme. Je t’obéis. Mais si tu m’en croyais tu me permettrais de supprimer ces gribouillis quotidiens qui n’ont jamais été bons à grand-chose, sinon à te donner la mesure de ma stupidité et à te fatiguer d’un amour absurde à force de se répéter et de se multiplier sans rime ni raison. Je sens bien que c’est par bonté que tu insistes, mais puisque cela ne peut pas me donner le change sur ce qui se passe en toi il est inutile pour tous les deux qui nous continuions ce petit enfantillage amoureux dont aucun de nous ne sera la dupe. Il vaut mieux, mon ami, m’accoutumer petit à petit à la catastrophe, peut-être plus prochaine que je ne le crains encore, que de faire des efforts pour me laisser une illusion que nous n’avons plus ni l’un ni l’autre à l’heure qu’il est.
Voici un mercredi des cendres qui a jeté bien de la poussière sur les neufa beaux mardis rayonnants de notre amour. Dieu veuille qu’il ne les ait pas enterrésb tout à fait.
Cela ne m’empêche pas de te rendre toute justice, mon ami. Tu es bon, de la bonté pleine de pitié et d’indulgence du bon Dieu, mais tu n’as plus pour moi l’amour d’un homme pour une femme. Ne dis pas le contraire puisque cela ne peut plus me tromper. Je ne t’en veux pas mon Victor, pas plus qu’il ne faut m’en vouloir. Ce n’est pas plus ta faute que la mienne si tu ne m’aimes plus et si je t’aime encore. Tout cela, ce n’est pas notre ouvrage mais celui du bon Dieu qui distribue toujours inégalement à chacun de nous la somme d’amour qu’il doit dépenser dans sa vie. Heureux celui ou celle à qui la petite somme échoit, tant pis pour celui ou pour celle dont le cœur est inépuisable, voilà tout. – Maintenant que je te dise, mon Toto bien-aimé, je ne te tourmenterai plus. Je tâcherai même d’être aimable, hélas ! Quelle femme est aimable lorsqu’elle n’est plus aimée ? Enfin j’y ferai mon possible, et tous ces efforts, avec ta générosité naturelle, parviendront à retarder de quelques jours peut-être le plus grand malheur de toute ma vie.
Ne crains rien de moi, mon Victor, tu as reçu aujourd’hui les derniers éclats de ma colère et de ma violence. On frappe et on tue même celui dont on se croit aiméec, mais on respecte et on épargne l’homme qui ne vous aime plus. Tu vois mon Victor que tu n’as rien à craindre, mais je t’en prie permets-moi de ne plus gribouiller tous les jours des choses sans esprit et sans objet. J’attends cela de ta bonté.

Juliette

BNF, mss, NAF 16348, f. 131-132
Transcription de Nicole Savy

a) « neufs ».
b) « enterré ».
c) « aimé ».

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