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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 22a janvier 1853, samedi matin, 9 h.

Bonjour, mon cher petit bien-aimé, bonjour. Quel temps hier au soir, mon pauvre adoré et comment t’en seras-tu tiré ? Comme j’avais raison de prendre en grippe pour toi cette corvée socialiste que le diable emporte. Est-ce que c’est dans un pays aussi pluvieux et quand on demeure à une lieue de la ville et qu’on n’a pas de voiture, qu’on peut s’imposer une aussi marécageuse obligation ? Il n’y a pas de solidarité qui puisse vous y forcer. Quant à moi, si je pouvais t’empêcher de le faire, je n’y manquerais pas et cela, sans le moindre scrupule, et sans le moindre remords de mon hideux égoïsme. Malheureusement, mon influence se borne à déblatérer dans mon coin sans opérer sur vous d’autre effet que de vous ficher de moi. Taisez-vous, car ça n’est que trop vrai. Tout cela ne me dit pas dans quel état vous êtes revenu hier, ni si vous êtes revenu seul. Je ne me suis couchée qu’à 11h½, c’est-à-dire dans le moment le plus furibond de la tempête et de la pluie, et avec l’inquiétude de te savoir pataugeant à tort et à travers dans ces affreux chemins défoncés. Enfin, pourvu que tu n’en sois pas malade, tout est bien, mais si tu as un redoublement de douleur rhumatismale je remaudirai de nouveau la bête d’idée de ce sagouinb démocrate, de faire un cours le soir [1] dans la plus mauvaise saison de l’année, et de t’y inviter. Je ne suis pas forcée de pousser plus loin mes sympathies politiques et humanitaires envers ce salop [2]. Cher petit homme, à part mes jérémiades sur la pluie et le beau temps, le jour et la nuit, vos allées et venues, votre stupidité et vos imprudences, je n’ai absolument rien à dire qu’à recommencer mon éternel refrain : mon Toto je t’adore. Je sais bien qu’il n’en faudrait pas tant pour inspirer une imagination moins pauvre que la mienne. Il y a des cuisiniers qui font cent sortes de plats différents avec le même poisson. Mais moi, je ne sais pas dire un mot de plus que celui-ci : je t’adore. Ce n’est pas de ma faute si je ne puis te lec servir qu’au naturel et sans d’autre assaisonnement que des baisers.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16373, f. 81-82
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain

a) « 21 ».
b) « sagoin ».
c) « la ».


Jersey, 22 janvier 1853, samedi après-midi, 4 h. ½

Cher petit homme, je me suis bien dépêchée de copire tes vers [3] pour que tu m’en donnes d’autres aujourd’hui. Je ne sais pas comment tu feras pour dépasser le terrible de ceux-ci car il est impossible de rien lire de plus effroyablement beau. Il est vrai que je dis toujours cela et chaque fois que je lis une nouvelle chose de toi je trouve que tu t’es surpassé. Te voilà, je finirai mon gribouillis ce soir.

9 h. du soir.

Je m’étais figuré que tu aurais des nouvelles de France aujourd’hui, qui te forceraient à y répondre tout de suite, et je t’attendais presque. Mais voilà que je me souviens que c’est demain dimanche et par conséquent aucune nécessité de rien mettre à la poste ce soir. Je le regretterais davantage si je n’entendais pas à chaque instant tomber la pluie et si je ne pensais pas qu’après m’avoir ramenée de Saint-Hélier [4] tu serais obligé de t’en aller seul chez toi. Tout est donc pour le mieux dans la plus pluviarde [5] des îles, surtout si, comme je vous en ai tant prié, vous pensez à moi et si vous m’aimez. Je suis vraiment honteuse, mon pauvre adoré, de t’avoir écrit ce bête de rêve. J’aurais dû penser que l’esprit ne venait pas en dormant, à ceux qui en manquent, et ne pas t’occuper de mon stupide cauchemara. J’avais d’ailleurs beaucoup mieux à faire, c’était de t’aimer, de te caresser, de t’adorer et de te baiser, depuis la première ligne jusqu’à la dernière. Une autre fois, au lieu de faire des descriptions saugrenues, je m’en tiendrai à mon amour et je me souviendrai du conseil du bon La Fontaineb : ne forçons point notre talent, nous ne ferions rien avec grâce [6]. Etc. En attendant, pardonnez-moi encore cette fois, ne vous couchez pas trop tard, aimez-moi et dormez bien.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16373, f. 83-84
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain

a) « cauchemard ».
b) « Lafontaine ».

Notes

[1Cours hebdomadaire de philosophie de Pierre Leroux (1797-1871). : Cf. lettre du 19 janvier 1853, mercredi soir, 10 h.¼, note 1.

[3Poèmes des Châtiments. D’après la chronologie établie par René Journet, le poème « À un qui veut se détacher » (I-IV) porte la date du 22 janvier 1853 dans le manuscrit. D’autres pièces sont composées, d’après les dates manuscrites, juste quelques jours auparavant : « Joyeuse vie » le 19 janvier, et trois poèmes sont associés à la date du 17 janvier : « On est Tibère… » (V, 6) ; « Cette nuit-là » (I, 5) ; « Le sacre » (V, I). Victor Hugo, Les Châtiments, Éd. présentée, établie et annotée par René Journet, « Poésie », Gallimard, 1977, p. 349.

[4Saint-Hélier : ville principale de Jersey et port.

[5Le suffixe péjoratif « arde » est ici utilisé pour former un néologisme synonyme de « pluvieuse ».

[6« L’Âne et le petit Chien » (IV, 5).

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