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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 10 janvier 1853, lundi matin, 9 h. ½

Bonjour, mon cher petit moqueur, bonjour. Fichez-vous de moi si cela vous amuse, je vous le permets, et même je vous en prie, nous sommes dans une île.
Quelle magnifique occasion de reprendre mon thème favori sur les jours qui se suivent etc… mais je ne veux pas vous faire tant de plaisir à la fois. J’ai bien une autre SCIE [1] dans mon amour, avec laquellea j’entame votre patience beaucoup plus avant que vous ne voulez. Mais je veux pour un moment laisser reposer la pluie et le beau temps, mon amour, et mes jérémiades pour vous faire un petit cancan démocratique et alcoolique. Des Français, qu’on dit des réfugiés, sont emménagés samedi dernier chez un épicier tout près d’ici, lequel fournit le lait de notre propriétaire. Hier matin, dimanche, ils ont donné un déjeuner à leurs coreligionnaires politiques, à la suite duquel, l’ivresse aidant l’exaltation, on a tout cassé chez le susdit épicier. Grand fut le scandale dans le voisinage, mais comme on ne pouvait pas recourir à la force armée à cause de l’amende qu’aurait encourueb l’épicier en contravention flagrante de commerce et de bastringue. Il (l’épicier) les a tous faitsc prisonniers jusqu’à ce matin et se propose de ne leur rendre la liberté que contre une très sonnante indemnité. Voilà le cancan tout frais émoulu que vient de me raconter Suzanne. Maintenant voici ce que j’ai remarqué hier en revenant de vous reconduire devant la porte de ce même épicier : à l’intérieur beaucoup d’hommes, à l’extérieur un groupe de sept ou huit Français sérieux et ayant l’air de délibérer à voix basse et qui m’ont rappelé le serment des TROIS Suisses [2]. Toute cette histoire amplifiée par la rapacité de l’épicier, probablement, et dramatisée par le groupe des Suisses français au demi-clair de lune se réduira aux proportions vulgaires et ignobles d’un homme saoul et de carreaux cassés, je l’espère. Aussi je ne vous donne ce cancan que sous la rubrique : BEAUCOUP DE BRUIT POUR RIEN [3]. Ce qui ne m’empêche pas de regretter, pour l’honneur national en général et pour la dignité de l’émigration en particulier, cette scène de cabaret dont le monopole devrait rester exclusivement aux sociétaires du deux décembre [4]. Ce regret exprimé, je reviens à mon mouton que je vous envoie, pieds liés et tout d’une haleine, sous la forme amour et le pseudonyme Juju.

BnF, Mss, NAF 16373, f. 33-34
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain

a) « lequel ».
b) « encouru ».
c) « fait ».


Jersey, 10 janvier 1853, lundi après-midi, 3 h. ¾

Je ne sais à quoi passe mon temps, mon bien-aimé adoré, je ne viens à bout de rien faire et pourtant il me semble que je ne perds pas une minute. Je ne prends même pas le temps de regarder la mer toujours si belle à voir. Aujourd’hui, je suis allée voir le logis à côté et je l’ai arrêté séance tenante comme plus commode et surtout plus hygiénique que celui que j’habite [5]. La distribution est à peu de chose près la même, la vue aussi, l’ameublement beaucoup plus propre et un peu mieux entendu ; la sécurité infiniment plus grande en ce qui touche la garde de la maison et les accidents que l’ivresse presque permanentea de ma propriétaire actuelle rendb plus imminentsc. Enfin, mon pauvre bien-aimé, j’ai cru bien faire en arrêtant ce logis qui ne me déplace pour ainsi dire pas et qui me tranquillisera sur de certains points très importants, tout le temps que j’y demeurerai. Maintenant que je t’ai fait valoir les avantages, voici l’inconvénient : le plafond est plus bas et les fenêtres plus étroites qu’ici. Du reste, la possibilité de coucher à volonté au midi ou au nord, la petite pièce qui serait celle de Suzanne étant garnie d’un bon tapis et d’un très joli petit lit et sans aucune trace d’humidité. Tu vois, mon cher petit homme, qu’il y a compensation à la petite perte de hauteur du plafond et de largeur des fenêtres. Je me suis informée s’il était nécessaire de prévenir un mois d’avance pour le logis que je quitte. On m’a dit que non, cette clause n’étant pas stipulée dans le bail. Je préviendrai donc seulement huit jours d’avance pour avoir moins d’ennuis à supporter la mauvaise humeur naturelle de ma propriétaire nécessairement vexée de mon départ et des visiteurs plus ou moins désœuvrés qui cherchent des logis à louer. Je t’écris tous ces détails dans la crainte de n’avoir pas le temps de te les dire et je garde toutes mes tendresses pour la RESTITUS.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16373, f. 35-36
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain

a) « permanent ».
b) « rendent ».
c) « iminents ».


Jersey, 10 janvier 1853, lundi soir, 10 h.

Je n’ai pas besoin de prendre ma part du gâteau [6], mon cher petit homme, pour vous faire roi de mon cœur car, dès le premier moment où je vous ai vu, j’ai reconnu les droits de votre majesté et me suis déclarée votre humble et fidèle sujette, sans exiger de vous aucune charte, aucune constitution, aucun serment qui protège mon amour et garantisse mon bonheur au détriment de votre bon plaisir. Je vous proclame monarque absolu, autocrate de toutes mes Russies, pacha à triple queuea, empereur d’Allemagne et roi de la fève et tyran de Juju et pas doux [7]. Tout ceci à l’aide d’une restitus que vous avez voulueb, George [8] Toto, comme si vous n’aviez pas assez de trois gribouillis en deux jours. Encore si vous saviez en tirer le seul parti qui convienne à leur mérite, je vous approuverais et je comprendrais votre insistance à n’en pas vouloir manquer. Mais, autrement, cela ne s’explique pas si ce n’est que vous tenez à flatter ma manie en m’induisant à vous gribouiller des inepties deux fois par jour. C’est bien ainsi que je l’entends et je me laisse faire cette douce violence, qui ne sauve pas mon amour-propre de l’humiliation de n’être qu’une bête, mais qui sert mon cœur à souhait en lui offrant l’occasion de te dire combien je t’aime. Aussi, tu vois que tout en ayant l’air de me faire prier pour te donner tes RESTITUS, je m’y plonge à corps perdu au risque d’en revenir encore un peu plus stupide qu’auparavant.
Ô que tu es bon ! Ô que je t’aime ! Ô que je t’adore d’avoir pensé à m’apporter cette mèche de tes doux cheveux ! Comme je vais les baiser, comme je vais les consulter pour savoir si tu m’aimes comme je veux, comme j’ai besoin, comme je mérite d’être aimée. Tu sais que les cheveux contiennent beaucoup de fluide magnétique. Je vais mettre les tiens, tout à l’heure, en contact direct avec mon cœur, nous verrons ce qu’ilsc diront. En attendant, je te donne mon âme, fais-en ce que tu voudras.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16373, f. 37-38
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain

a) « queues ».
b) « voulu ».
c) « il ».

Notes

[1Scie : air qu’on rabâche.

[2Épisode de l’histoire de la Suisse.

[3Citation du titre d’une pièce de William Shakespeare. « Juliette réutilise aussi fréquemment « That is the question » ou « To be or not to be » d’Hamlet dans des contextes souvent très peu métaphysiques, pour un effet burlesque [...] », Florence Naugrette et Gérard Pouchain, « Le théâtre dans les lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo », article en ligne sur le site groupugo.div.jussieu.

[4Allusion au Coup d’État du 2 décembre 1851.

[5Propriétaire de Nelson Hall, autrement dénommé Nelson Cottage, où Juliette emménage le 12 août 1852 : « la maison dont j’habite le premier étage est située au midi ; la vue embrasse depuis la batterie du fort régent à droite jusqu’aux rochers de Saint-Clément à gauche », Gérard Pouchain, Robert Sabourin, Juliette ou la dépaysée, Éd. Fayard, 1992, p. 272. Le loyer s’élève à 8 shillings par semaine. L’alcoolisme et le caractère violent du propriétaire comme de sa femme contraignent Juliette à déménager une seconde fois. Le 7 février 1853 elle s’installe « encore au premier étage, au-dessus d’une auberge, le Green Pigeon, appartenant à un certain Richard Landhatherland qu’elle appellera Inn Richland. » Gérard Pouchain, Robert Sabourin, ibid. p. 274.

[6Dans son Journal de l’exil ou Journal de Jersey, Juliette mentionne à la date du 10 janvier 1853 : « Le soir gâteau des rois sans fève et cidre chez Victor. Mademoiselle Adèle ayant mangé un gâteau avant tout le monde son père lui fit remarquer qu’elle anticidrait. Ce verbe eut un grand succès parmi les invités et adopté à l’unanimité. » À la date du 8 janvier elle précise : « jour du cidre de Charles (nom donné par Vacquerie aux thés, soirées, et aux réunions anglaises quelconques) mais le cidre de Charles n’a été fondé qu’en vue des proscrits démocrates et pauvres qui résident dans l’île. », Juliette Drouet, Souvenirs 1843-1854, texte établi, présenté et annoté par Gérard Pouchain, Paris, Éd. Des femmes-Antoinette Fouque, 2006, p. 303-305.

[7Jeu de mots avec le titre de la pièce de Hugo Angelo tyran de Padoue (1835).

[8Allusion à la phrase que George Dandin, dans la pièce de Molière, se dit à lui-même « vous l’avez voulu, George Dandin ».

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