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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 8 janvier 1853, samedi matin, 9 h.

Bonjour, mon cher petit homme, bonjour. Je t’aime mais je ne veux pas que tu souffres. C’est bon pour moi, c’est un monopole que je me suis attribuéa à ton intention et à celleb de ta chère famille. Si vous alliez maintenant sur mes brisées, où serait le profit ? Vous voyez donc bien que vous n’en avez pas le droit et que ce serait trop bête pour des gens qui n’en font pas leur état. Taisez-vous et guérissez votre cœur tout de suite.
Je viens de vous envoyer le boucher moi-même pour être plus sûre que la commission a été faite exactement. Je lui ai fait toutes les recommandations possibles pour l’engager à vous bien servir. Je lui ai dit, peut-être à tort, de demander à parler à Madame [1], craignant quelque mauvaise volonté de la part de la cuisinière. Enfin, j’ai fait pour le mieux, mais ce n’est pas une raison pour que ce soit bien. Tu me diras tantôt si j’ai réussi.
Jour, mon cher petit homme, n’aie plus d’oppression, je t’en prie. Tu vois que tout va bien et que ton pauvre Toto [2] ne demande pas mieux que d’être un bon et digne fils du plus tendre et du plus adorable des pères. Donc tu n’as pas de raison, maintenant, pour te tourmenter jusqu’à te rendre malade. Aussi je vous le défends positivement ou je reprends mes gants neufs et je ne vous prêterai plus mon caoutchouc. Ceci est une condition SINE QUA NON. Maintenant souffrez si vous l’osez.
Voici une nouvelle qui, à cause de certaines coïncidences, pourra peut-être t’intéresser. Alexandre [3], pas le grand et sa troupe, ont manqué hier le départ du bateau de Granville. Ce que voyant, ces pauvres gens penauds, mais très désargentés, demandèrent une barque de pêcheur pour faire le trajet. Il leur fut répondu qu’aucune barque ne pouvait faire ce trajet et aborder les côtes de France dans cette saison. Que les bâtiments pontés pouvaient seuls se risquer. Ils demandèrent à frêter le plus petit de ces bâtiments. On leur demanda cinq louis. Ils n’en voulurent ou ne purent en offrir que quatre, qu’on n’accepta pas, et ils sont restés à St Hélier [4]. Ces détails que je te donne si minutieusement, tu devines pourquoi, me viennent de mon propriétaire [5] qui a servi de truchement à Alexandre et qui aurait été de l’expédition si elle s’était faite. Quelque petit que soit un bâtiment ponté, il ne se déplace pas à moins de 120 à 150 [  ? ] Les barques proprement dites ne tiennent pas la mer dans cette saison. CET AVIS DONNÉ AU LECTEUR, je me permets d’y ajouter tout un [LONG ?] POSTSCRIPTUM DE BAISERS.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16373, f. 27-28
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain

a) « attribuée ».
b) « celui ».


Jersey, 8 janvier 1853, samedi après-midi, 3 h. ¼

Quel temps ravissant, mon petit homme, et quelle magnifique occasion de lancer le fameux proverbe : les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Je ne suis pas assez riche d’imagination pour dédaigner l’esprit tout fait. Aussi, vous voyez avec quelle rapacité je me jette sur cette pauvre petite loque dont un chiffonnier de Paris ne voudrait pas dans sa hotte. Mais dans une île on esta moins délicat.
Malheureusement le cœur n’a pas la même philosophie que l’esprit et ne s’accommode pas aussi facilement de manquer de bonheur. Aussi, pour ne parler que d’aujourd’hui, je suis plus que triste de ne pas profiter de ce beau temps avec toi. Sans reproche, mon doux adoré, voilà bien longtempsb que tu ne m’as fait sortir car je n’appelle pas sortir la course plus ou moins rapide que je fais tous les soirs pour te reconduire malgré toi jusqu’à ta porte. Est-ce que tu n’as pas quelques regrets de me laisser toujours seule vis-à-vis moi-même, surtout quand le soleil sourit dans le ciel comme aujourd’hui. Je ne veux pas te tourmenter, encore moins te gronder, mon cher petit homme, car je pense que tu seras sorti avec ton petit Toto [6], ce qui est bien naturel. Dans la disposition d’esprit et de cœur où il se trouve, il est nécessaire de lui donner toutes les distractions possibles et celle de sortir avec toi et par ce temps charmant en est une des plus douces et des plus salutaires. Aussi, mon Victor adoré, je ne t’en veux pas. Je fais mieux, je t’approuve et je trouve une tendre consolation dans ma solitude à penser que ton pauvre enfant profite de mon sacrifice. J’espère que mon tour finira par venir, du moins dans l’autre monde. D’ici là, je t’aime avec plus que de l’amour. Je t’adore dans toute l’acception vénérable, sublime et divine du mot et je baise tes chers petits pieds avec dévotion.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16373, f. 29-30
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain

a) « on n’est ».
b) « long-temps ».

Notes

[1Adèle Hugo mère (1803-1868).

[2François-Victor Hugo (1828-1873).

[3À identifier.

[4Saint-Hélier : ville principale de l’île de Jersey et port que Victor Hugo, accompagné de son fils Charles et de Juliette, découvre à son arrivée le 5 août 1852. Adèle dans son Journal qualifie la ville de « bien située » et « propre. »

[5Propriétaire de Nelson Hall, autrement dénommé Nelson Cottage, où Juliette emménage le 12 août 1852 : « la maison dont j’habite le premier étage est située au midi ; la vue embrasse depuis la batterie du fort régent à droite jusqu’aux rochers de Saint-Clément à gauche », Gérard Pouchain, Robert Sabourin, Juliette ou la dépaysée, Éd. Fayard, 1992, p. 272. Le loyer s’élève à 8 shillings par semaine. L’alcoolisme et le caractère violent du propriétaire comme de sa femme contraignent Juliette à déménager une seconde fois. Le 7 février 1853 elle s’installe « encore au premier étage, au-dessus d’une auberge, le Green Pigeon, appartenant à un certain Richard Landhatherland qu’elle appellera Inn Richland. » Gérard Pouchain, Robert Sabourin, ibid. p. 274.

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