20 juin 1870

Guernesey, 20 juin [18]70, lundi matin, 6 h. ¼

Bonjour, mon cher bien-aimé, bonjour, mon pauvre petit souffrant, bonjour, comment la nuit ? Ton clou [1] t’a-t-il laissé un peu dormir ? J’espère que oui mais je ne serai tranquille que lorsque j’en aurai le cœur net. Jusque-là je ne suis qu’à demi contente. Je suis forcée de te rappeler encore que je manque absolument d’argent ce qui est assez maussade à dire autant qu’à entendre. Mais, comme Peter [2], d’idiote mémoire je n’y peux pas que faire. Une chose me taquine plus encore c’est de savoir ton petit George aux mains de Philo qui, décidément, est une ivrognesse de première force. Hier elle voulait absolument entraîner les bonnes au cabaret sous prétexte de boire de la bière dont elle et la nourrice venaient de se gorger chez toi au point d’en être étourdies. Heureusement que ni Mariette, ni Henriette ne se sont prêtées à ce caprice soiffard, ce qui leur a valu à toutes les deux forces rebuffades de la part de cette même Philo. Le triste c’est de penser qu’elle a la confiance de la jeune maîtresse et qu’elle en abuse indignement. S’il ne s’agissait pas des enfants cela ne serait rien mais il est impossible de ne pas s’inquiéter en songeant à ces chers petits qui peuvent en souffrir sans pouvoir même se plaindre. Pardonne-moi de pousser à l’extrême ma sollicitude pour eux c’est-à-dire pour toi, leur grand père adoré.

BnF, Mss, NAF 16391, f. 170
Transcription de Jean-Christophe Héricher assisté de Florence Naugrette