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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Audinet Gérard, « Discours pour l’inauguration de la place Juliette Drouet le 19 juin 2019 »

Il n’y a qu’un seul nom sur la plaque qui va être dévoilée aujourd’hui et qui va devenir celui de cette place, alors qu’il n’en faut pas moins de trois pour nous dire – ou est-ce pour nous cacher ? – qui a été Juliette Drouet… Julienne Gauvain, de son nom de baptême… Mlle Juliette, de son nom de scène.

La petite fille qui naît le 10 avril 1806 sera quelques mois plus tard orpheline de mère, puis bientôt de père. Élevée par sa tante – c’est le nom de cet oncle Drouet qu’elle prendra –, puis confiée au couvent Saint-Michel des dames de Sainte-Madeleine, dans le Quartier Latin, une part d’ombre couvre les années de jeunesse qui vont suivre.

Au début du romantisme, on retrouve Juliette modèle… et maitresse du sculpteur James Pradier dont elle a une fille, Claire… comme on la trouvera plus tard maîtresse de Scipion Pinel, fils du célèbre aliéniste qui la couvre de cadeaux – mais surtout de dettes, Juliette ayant la grandeur d’âme de se porter garante… – comme encore, on la retrouve dans les bras de Simone Luigi Peruzzi, ambassadeur de Toscane à Paris et à Bruxelles…. Au théâtre on a pu l’applaudir dans nombre de petits rôles, tant à Paris qu’à Bruxelles, où son charme semble plus apprécié que son talent, jusqu’au début de l’année 1833 où elle a les neuf répliques de la princesse Négroni dans la pièce de de Victor Hugo, Lucrèce Borgia. Ces neuf répliques vont faire basculer sa vie. Alors que l’auteur lui faire répéter son rôle, c’est le coup de foudre et le début d’une passion, d’abord violente et orageuse, qui certes s’attiédira mais qui jamais ne sera démentie, et durera cinquante ans, jusqu’à la mort de Juliette en 1883.

Mais alors, est-ce qu’avoir été plus qu’actrice à demi-courtisane – et pour être franc, plus qu’à demi-courtisane – est-ce qu’avoir été l’objet de l’amour adultère d’un de nos plus grands écrivains, est suffisant pour que votre nom soit donné à une place de Paris ?

Et pourquoi non ?

Puisque c’est finalement l’affirmation brutale mais sincère, mais passionnée de cette liberté d’aimer dont Victor Hugo proclame dans une formule célèbre, qu’elle « n’est pas moins sacrée que la liberté de penser ». C’est l’affirmation de cette liberté la plus fondamentale et l’une des plus intransigeantes, des plus impérieuses qu’est l’amour.

Mais Juliette, ce n’est pas seulement cela. Et sa célébration est une justice rendue à un destin longtemps tu et occulté. Nous en avons une plus claire et plus complète vision aujourd’hui, nous qui somment entre deux biographies, celle de Gérard Pouchain parue en 1992, celle de Florence Naugrette à paraître et au milieu d’études et d’expositions qui se sont multipliées ces dernières années.

Nous savons devoir beaucoup à Juliette Drouet. Elle fut bien plus qu’un amour adultère, qu’une maîtresse comme presque tout bourgeois du XIXe siècle en avait. Même si elle fut cela, elle le fut au-delà du rôle.

Elle a représenté pour Victor Hugo plus qu’une liaison. Quand bien même la passion se fut attiédie, quand bien même il y eut d’autres passions pour Victor Hugo, elle toujours a gardé une place privilégiée. Dans son ombre certes : il faudra attendre 1873 pour qu’elle vive sous le même toit que lui. Pire, pour des raisons de convenances, Victor Hugo n’assistera pas à son enterrement. Mais entre eux, d’amant à aimée, elle eut un véritable statut de seconde épouse.

Dès l’origine de leur liaison sa présence, son histoire a irradié sur Victor Hugo. Par elle, il a pris conscience de la misère féminine à l’intérieur de sa conscience de la misère, du danger spécifique que la misère fait peser sur la femme par la prostitution. Ainsi Juliette est-elle un peu de la Fantine des Misérables… comme elle est aussi un peu Jean Valjean. Elle ne s’y est pas trompée, elle qui dès la rédaction des Misères s’est passionnée pour ce roman : elle est à elle seule Les Misérables, elle est à elle seule l’histoire de la rédemption ! Cette question fondamentale du roman, c’est son histoire ! Son histoire vécue au féminin.

Juliette a été une inspiratrice, dédicataire de nombreux poèmes. Elle a aussi suscité une part de la création de Victor Hugo, plus inattendue, avec les décors de ses deux maisons de Guernesey où elle avait suivi Victor Hugo dans l’exil. Ceux-ci forment aujourd’hui l’un des ensembles les plus spectaculaires de la maison de Victor Hugo, place des Vosges où ils ont été transférés. À travers eux, nous pouvons lire le dialogue amoureux et complice de Juliette et de Victor.

Nous devons encore à Juliette une bonne part de la mémoire matérielle de Victor Hugo. On sait que, copiste avide de mettre au propre les manuscrits de l’écrivain, elle fut souvent sa première lectrice, mais elle fut aussi la première collectionneuse de ses dessins. Plus encore, à deux pas d’ici, cité Rodier où elle habitait, c’est dans sa salle à manger qu’à l’été 1850, Victor Hugo installa son atelier et qu’elle vit naître ses plus grands chefs d’œuvre de dessinateur.

Elle trompait l’attente continuelle dans laquelle elle vivait, des trop rares et toujours trop courtes visites de son grand homme, en rassemblant toutes les preuves d’amour et tous les souvenirs qu’elle pouvait amasser, comme autant d’objets de culte. Sa collection acquise pour la création du musée de la place des Vosges en constitue l’un des ensembles fondateurs auquel nous devons parmi nos plus grands chefs-d’œuvre et d’émouvants témoignages de l’illustre écrivain.

Mais aujourd’hui, ce qui assure la célébrité de Juliette et la faveur qu’on lui voue, ce sont ses lettres ! Le rituel quotidien de la « restitus », où elle rend compte de ses faits et gestes, de ses états d’âme et surtout, et avant tout, et toujours, de son amour nous a donné plus de vingt-deux-mille lettres qui forme un monument de la littérature épistolière française. Ce monument nous est aujourd’hui de plus en plus accessible grâce au site juliettedrouet.org qui en assure la publication complète. Ce monument, nous le voyons naître sous nos yeux, au rythme de la mise en ligne, et à mesure, nous prenons conscience de ce miracle de l’écriture d’une femme qui nous offre non seulement une mine d’informations sur la vie de Victor Hugo et sur le XIXe siècle, laquelle a déjà commencé à renouveler les études hugoliennes, mais qui nous offre aussi l’un des plus beaux chants d’amour qui soit.

C’est bien une amoureuse que l’on célèbre et à qui l’on rend hommage en donnant son nom à une place de Paris. Mais une amoureuse qui a transcendé sa passion même, en en faisant un destin de femme, en en faisant sa rédemption et son œuvre.

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