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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Brière Chantal, « Victor Hugo dessiné par un témoin de sa vie »

Communication au colloque de Lyon, Représenter Victor Hugo. La Légende d’un siècle, co-organisé par Delphine Gleizes (UMR IHRIM-Université Lyon 2) et Cyril Devès (CRHI-École Émile Cohl) les 20 et 21 mars 2015, actes à paraître.

par Chantal BRIÈRE
Groupe Hugo-Paris 7

Évoquer la correspondance de Juliette Drouet avec Victor Hugo c’est commencer par rappeler quelques chiffres qui ne cessent de nous étonner même s’ils ne suffisent pas à en épuiser le caractère exceptionnel : plus de vingt mille lettres durant presque cinquante années, de février 1833 à septembre 1882, lettres conservées pour leur plus grande partie à la Bibliothèque nationale de France et à la Maison de Victor Hugo [1].

Leur édition numérique, sous la direction de Florence Naugrette [2] et l’égide du CÉRÉdI de l’Université Rouen et du CELLF de l’Université Paris-Sorbonne, nous livre progressivement la transcription de ce que la fidèle épistolière nommait ses restitus, c’est-à-dire, le plus souvent sur une feuille de 15 cm × 9 cm, pliée en deux, rédigée recto et verso, le compte-rendu de son quotidien, exercice entre correspondance et journal intime. Pour le plus grand bonheur des transcripteurs et des lecteurs, après, on l’imagine, celui de Hugo, bon nombre de ces lettres sont illustrées ; dessins et croquis figurent dans le corps même de la missive, entrant en redondance avec le texte ou composant avec lui des rébus. Lorsqu’en 1863, Adèle Hugo fit paraître un ouvrage de mémoires qui racontait son mari, il y avait trente ans que celui-ci était représenté et dessiné par un autre « témoin de sa vie [3] ».

Si la biographie signée Gérard Pouchain et Robert Sabourin nous apprend que Juliette Drouet a été l’élève de Pierre-Joseph Redouté, surnommé le « Raphaël des fleurs [4] », les dessins que nous allons évoquer n’ont aucune prétention esthétique, ce dont leur créatrice joue volontiers. En prolongeant et en majorant les fonctions expressive et impressive du langage, ils entrent dans sa stratégie d’écriture. Leur fréquence a, en effet, clairement partie liée avec les circonstances précises qui motivent leur surgissement : les années où Juliette dessine le plus sont celles où Hugo lui-même a recours à l’illustration dans ses lettres de voyage et dans ses carnets (1838-1842). Les événements marquants de leur vie commune, à l’exception des plus dramatiques, le décès de Léopoldine Hugo en septembre 1843 ou les premiers mois de l’exil en 1851-1852, stimulent son inspiration. D’emblée les dessins apparaissent comme une réplique, une réponse sur le vif non aux lettres de Hugo, en proportion peu nombreuses, mais aux situations vécues, des plus tendues – les crises d’angoisse ou de jalousie – aux plus banales – achat de bibelot, vêtements neufs – auxquelles ils donnent une visibilité et un relief. Avant d’aller plus avant précisons que tous les dessins ne griment pas Hugo mais qu’il est concerné par tous.

Juliette écrit chaque jour, plusieurs fois par jour selon les années. Les « stupides », « insipides » ou « informes gribouillis », les « griffonnages » qu’elle se reproche d’infliger à son correspondant traduisent la monotonie de sa vie dans le même temps qu’ils la brisent. Le bec de sa plume dépose sur le papier tout ce que contient et son cœur et sa bouche avec une énergie visible. Qu’elle laisse éclater sa joie, qu’elle lance des louanges ou des invectives, le tracé de son écriture conjugue l’esprit et la lettre, la calligraphie livre son humeur en la rendant spectaculaire. Les mots en lettres capitales, les caractères surdimensionnés explosent comme des éclats de voix, les termes soulignés et la ponctuation pléthorique s’imposent, l’orthographe fantaisiste combinée aux jeux phoniques arrête la lecture, le tout organise une véritable dramaturgie épistolaire dans laquelle le destinataire tient un rôle.

BnF, Mss, NAF 16335, f. 229-230 / BnF, Mss, NAF 16342, f. 79-80

Aussi le dessin complète-t-il le geste scriptural qui a déjà force d’image. À titre d’exemple la restitus du 26 avril 1840 mêle la phrase ponctuée de manière redondante (« Oh ! si nous avions la soupière [5] !!!!!!! ») au dessin de l’objet lui-même suivi de trois gros points d’exclamation au tracé écrasé. Davantage encore l’alliance entre écriture et dessin naît du style métaphorique privilégié par Juliette, style qui traduit au mieux son sens de l’à-propos et son esprit facétieux. Avec humour ou ironie, les lettres filent la métaphore afin que l’amoureux file doux ou s’amuse des reproches qui lui sont ainsi adressés de manière oblique. Termes de couture, de cuisine, de jeux, d’argent ou de musique prêtent aux situations évoquées des contours précis dignes de petites scènes de genre ou de « tableaux » :

Pour changer un peu mon air je voudrais bien voir votre chanson. C’est ennuyeux de se servir toujours du même refrain. Il me semble que nous serions plus d’accords si vous n’aviez pas la barbarie de vous servir de moi comme d’un instrument avant et après vos trahisons. Soyez sûr que rien n’est perdu et que je prends notes de tout ce que vous faites de concert avec les péronnelles qui jouent de la prunelle avec vous. Je troublerai cette bonne harmonie qui sert de basse à ma trahison. Votre corps, de châsse qu’il était à mes yeux, ne sera plus qu’un corps net, sans piston. Après avoir été trop bonne, je deviendrai féroce et je vous battrai sans mesure comme un tambour. Vous aurez beau jouer des flûtes, je vous poursuivrai, quand je devrais vous faire mettre au violon [6] […].

De la métaphore au dessin, pas de rupture. L’une appelant souvent l’autre, la plume de Juliette se contente d’appuyer le trait pour que l’analogie prenne forme : à la manière des imagiers pour enfants, le feuillet associe l’image rhétorique – « mouillé comme un canard », « mangeant comme un loup », « amoureux comme un lion [7] » – à son équivalent graphique stylisé, voire outré. Les années passent et la facétie demeure intacte : en 1841, le dessin d’un cochon ailé résume le commentaire « un cochon volant avec lequel vous avez plus d’un point de ressemblance sans en excepter les ailes et la queue [8] » ; la conclusion tendre d’une lettre de 1873 : « nous pouvons nous aimer sans crainte et sans remords comme deux bons petits inséparables que nous sommes [9] », est assortie d’un couple d’oiseaux minuscules installés en face à face sur une ligne qui peut être une branche et suivis de trois points de suspension. La scénographie ludique ne vieillit pas.

BnF, Mss, NAF 16335, f. 239-240 / BnF, Mss, NAF 16346, f. 249-250 / BnF, Mss, NAF 16394, f. 68

Ce maillage métaphorique fait évidemment la part belle à la caractérisation des personnes, au premier chef Victor Hugo, Juliette elle-même et le couple qu’ils forment. L’intimité autant que l’inventivité autorisent l’épistolière à user d’épithètes les plus pittoresques adaptées au contexte. Hugo est-il souffrant ? il est désigné comme « mon pauvre purgé », « mon pauvre éclopé », « cher petit enrhubé ». Est-il soupçonné d’infidélité ? Le voilà « monstre d’homme », « petit infidèle », « démoniaque », « le plus galeux et le moins galant des amants », « vieux Satan ». L’écrivain ne manque pas d’éloges : « mon noble poète, mon Roi », « mon adoré tyran ». Travaille-t-il trop ? c’est « mon pauvre petit nègre blanc », « mon sublime piocheur », l’exil en terre anglophone aidant, « mon sublime workman ». Les bains de mer et les ablutions le transforment en « cher petit phoque », en « pauvre Gribouille entêté d’eau de mer et martyr de l’eau douce », en « enragé petit hydrothérapieur ». Juliette se réserve un sort semblable et la « pauvre petite bête à bon Dieu », divinité dont l’identité se devine aisément, le toucan, l’écrevisse, l’ourse fournissent quelques spécimens du bestiaire qui la définit au jour le jour.

Rien d’étonnant à ce que le dessin trouve une place naturelle au cœur de l’expansion métaphorique et prolonge visuellement la galerie de caricatures. Les expressions imagées et les apostrophes hypocoristiques récurrentes, « mon petit homme », « mon Toto », du « méchant Toto » au « petit Toto chéri », « Monsieur Toto », réduit parfois en « To », voire en « O », ont donné très tôt naissance à un véritable personnage que surprend le lecteur entré par effraction dans un tel échange. Il découvre le « bonhomme Toto » protagoniste avec sa compagne « Juju » d’une série de petits drames intimes où ne manquent ni les rires ni les larmes, ni les cris ni les mots tendres : « Je suis très Juju ce soir, et vous, êtes-vous très Toto [10] ? ». Le jeu, très explicitement désigné comme tel, reste d’actualité des années plus tard lorsqu’elle se déclare lassée « du rôle respectâble de Môsieur et de Madame que nous jouons en public aux dépens des personnages de Toto et Juju que nous sommes encore bien réellement je l’espère [11]. »

Ces personnages, charge aux dessins de les incarner individuellement, ou, le plus souvent, en duo, voire en duel, quand l’émotion déborde l’écriture ou que la saynète mérite d’être fixée et applaudie, tel un morceau de bravoure. Il est évident que ces figurations n’ont pas au sens strict de valeur référentielle ; privées du support et du contexte de la lettre qui leur servent de légende, elles perdent leur sens, au point que les transcripteurs peinent parfois à les élucider totalement. Néanmoins elles construisent une réalité précieuse pour l’image de Victor Hugo déclinée sous diverses facettes dont certaines échappent aux codes de l’imagerie officielle, qu’il s’agisse de l’homme privé avec ses habitudes, ses problèmes de santé, de l’amant, du père de famille ou du personnage public tout à la fois auteur, homme politique, l’opposant en exil, le sénateur respectable et sollicité, le héros national. Même si elles appartiennent au prisme d’une intimité subjective et au discours réducteur qui en découle, ces facettes apportent un témoignage qui se glisse dans les interstices de la biographie. L’élégance de Victor Hugo que montrent d’une manière solennelle au risque de paraître artificielle les portraits et les photographies, œuvres d’artistes contemporains, les dessins de Juliette l’attestent à leur manière.

BnF, Mss, NAF 16348, f. 313-314 / BnF, Mss, NAF 16343, f. 17-18 / BnF, Mss, NAF 16347, f. 99-100

Ils animent un personnage soucieux de sa mise, manteau, gilet boutonné et « beaux cheveux au vent », portant ses décorations, installé « au cabinet de lecture ». Ils incarnent des habitudes de vie, ainsi le propriétaire de Hauteville House agitant son « torchon radieux », « télégraphie tourbillonnante et joyeuse » entre les deux amants dont les maisons étaient assez proches qui signalait à Juliette que la nuit avait été bonne et la santé au mieux.

Les autoportraits de Juliette en profil de médailles ou en pied traduisent son état d’âme ou de santé, expriment ses sautes d’humeur, ses réactions aux événements importants ou anodins, comme autant d’indices d’une intimité plus ou moins codée à l’adresse de son destinataire. Juliette préparant un festin, Juliette copiste ou lectrice des œuvres, Juliette malade, sortant ses griffes, revêtue d’une peau d’âne, rêvant d’une taille de guêpe, tantôt triomphante tantôt en « suppliante antique et solennelle », menaçant de se pendre, une Juliette Shéhérazade et ses mille et une manières de donner de l’esprit et des contours aux petits faits d’une vie tout entière dédiée à celui qu’elle aime et qu’elle distrait en racontant.

BnF, Mss, NAF 16365, f. 164-165 / BnF, Mss, NAF 16346, f. 123-124 / BnF, Mss, NAF 16347, f. 27-28 / BnF, Mss, NAF 16342, f. 233-234 / BnF, Mss, NAF 16366(1), f. 103-104 / BnF, Mss, NAF 16355, f. 237-238

Durant l’exil plus favorable aux occasions de vie commune, les scènes à deux personnages sont nombreuses et semblent compenser le nombre très restreint de photographies réunissant le couple qui ne pose d’ailleurs jamais seul mais entouré de proches. L’élégance des vêtements de Victor Hugo suscite toujours admiration et inspiration, les loisirs partagés, jeu de dames, sortie au restaurant et promenades, donnent également lieu à une figuration.

BnF, Mss, NAF 16343, f. 25-26 / BnF, Mss, NAF 16347, f. 173-174 / BnF, Mss, NAF 16338, f. 61-62 / BnF, Mss, NAF 16355, f. 137-138

Comme nombre de lettres, celle du 18 décembre 1841 revient sur l’idée d’un affaiblissement de leur amour causé par le « vieillissement » de Juliette :

[…] mais enfin m’aimes-tu comme autrefois ? Il me semble que non car vous avez les yeux bien ouverts sur toutes mes dégradations et que vous n’en perdez pas une seule. Or vous savez comme moi que l’amour est aveugle. Voilà ce qui constitue l’amour du moment où vous avez des yeux pour me voir telle que je suis, vous ne m’aimez pas voilà la vérité, moi je vous vois avec les yeux de l’âme, c’est-à-dire que je vous trouve beau, jeune et ravissant [12].
BnF, Mss, NAF 16347, f. 221-222

L’image du face à face entre les deux personnages occupe la moitié de la largueur du feuillet et inclut une réplique prêtée à Hugo dans une disposition de bande dessinée : « Ah ! Juju est très belle ». L’humour dont participe pleinement et peut-être prioritairement le dessin favorise et temporise la plainte bien réelle.

Les représentations duelles témoignent d’un engagement qui, sans être officiel, est aussi pour le meilleur et pour le pire : aux moments de gratitude consécutifs aux cadeaux succèdent les récriminations récurrentes, à la pantomime des coups et des grimaces répondent des protestations de tendresse. La chronique illustrée des petits faits montre les dons d’objets, une boite, un vase, un éventail, accompagnés de légendes.

BnF, Mss, NAF 16378, f. 52 / BnF, Mss, NAF 16342, f. 99-100 / BnF, Mss, NAF 16366(2), f. 351-352 / BnF, Mss, NAF 16347, f. 69-70

Le motif de la soupière dessiné le 26 avril 1840 est à nouveau sujet d’une composition plus complète le 2 mai dans laquelle « Toto en extase » fait face à « Juju poussant des zurlements. Quel bonheur !!! » tandis que le texte de la lettre commente :

Oh ! si nous pouvions avoir la soupière, j’ai tout sacrifié à l’expression des personnages et la soupière est un peu moins réussie que l’autre fois, mais vous pouvez juger malgré cela de l’effet merveilleux qu’elle ferait sur mon tapis turc et sur ma table ronde [13].

Tapis turc et table ronde eux-mêmes présents sont encadrés par les personnages s’exclamant l’un et l’autre : « Quel bonheur ! », dans un parallélisme traduisant leur accord parfait. Autre objet convoité dont le dessin anticipe la possession : une boite à volets. Elle fera le bonheur de Juliette, « la plus emboîtée des femmes », qui ajoute :

voilà ce que je dirai, ce que je crierai sur tous les tons le jour où ce tableau expressif sera représenté au naturel par la BOITE à VOLETS par vous et par moi [14] . 

Sont tout aussi manifestes les signes de mécontentement symbolisés par des papiers déchirés, une ceinture qu’il « faut serrer », une scie menaçante, métaphore d’un sujet ennuyeux et récurrent.

BnF, Mss, NAF 16355, f. 193-194 / BnF, Mss, NAF 16350, f. 119-120 / BnF, Mss, NAF 16375-FIN, f. 253-254

La scène tourne à la farce avec les coups de balai, de pied, de couteau, de parapluie, promis sans doute plus que donnés, les « pichenettes sur le nez » qui s’apparentent aux spectacles de marionnettes et aux menaces de fanfaronnades.

BnF, Mss, NAF 16344, f. 89-90 / BnF, Mss, NAF 16349, f. 301-302 / BnF, Mss, NAF 16355, f. 25-26 / BnF, Mss, NAF 16335, f. 239-240

Invariable, la distribution des rôles inverse le rapport de dépendance tel qu’il existe dans la réalité du couple et de sa vie sociale. Maîtresse du jeu, Juliette est l’auteur des coups portés et des grimaces : son ascendant ainsi représenté et théâtralisé s’apparente par bien des points à une compensation. Il est d’ailleurs intéressant de constater que la proximité physique des deux personnages passe davantage par ces contacts un peu rudes que par des scènes de tendresse. Deux dessins seulement évoquent l’intimité, encore le texte de l’une des lettres propose-t-il un contrepoint comique visant à l’autodérision. Juliette se plaint de n’avoir que du mauvais papier pour écrire et envoyer ses baisers « auxquels vous répondez par d’affreuses grimaces et par des tendresses pour votre perruque jolie : “Oh ! mon Dieu tu vas l’abîmer, prends garde Juju je t’en prie, laisse moi [15]” ».

BnF, Mss, NAF 16345, f. 173-174 / BnF, Mss, NAF 16350, f. 131-132

Ce « Victor Hugo, dessiné par un témoin de sa vie » a voix au chapitre de la biographie de façon originale et quelque peu transgressive, une originalité que l’une des expressions favorites de Juliette pourrait résumer : il s’agit de l’apostrophe « mon grand petit homme ». On connaît le goût de Victor Hugo pour les antithèses, goût qu’il prêtait à Dieu lui-même, par mimétisme Juliette cultive l’opposition dans la mesure où cette posture rhétorique lui assure un espace de liberté. L’oxymore épouse très exactement la teneur humoristique voire ironique des portraits irrévérencieux de Hugo, ou feignant de l’être. Comment dire sans dire, protester tout en estompant et en évitant la polémique, se plaindre sous couvert de bonheur et de gratitude ? Les images, métaphoriques ou graphiques, apportent la réponse en construisant un contrepoint au discours de vénération qui ne cessa cependant jamais mais que les audaces égratignent de temps à autre. Les lettres multiplient les hommages appuyés au génie de Hugo autant qu’à ses qualités, sa bonté et sa grandeur d’âme de même qu’elles exposent le culte que Juliette voue aux portraits puis aux photographies de son bien-aimé ainsi qu’aux dessins qu’il lui offrait. Ses crises de jalousie naissent souvent à l’occasion du don de telles représentations à d’autres personnes, aux femmes en particulier. Le portrait a entièrement valeur de substitut : « car après toi, c’est ce qui m’est le plus nécessaire pour vivre [16] » :

J’envoie des baisers à mon ravissant petit portrait, à mes deux ravissants petits portraits que je vois d’ici et qui sont très ressemblants. C’est bien pour cela qu’ils sont si charmants. Je les baise des yeux et du cœur, je leur dis toutes les tendresses et toutes les folies qui me passent par la tête et que je n’ose pas dire à leur illustre original. Je les aime, je les aime et vous encore plus [17].

Lorsque Hugo veut lui reprendre un dessin, elle s’insurge : « vous m’ôtez une de mes reliques, une de mes hosties consacrées [18]. » Au rebours de cette sacralisation, ses petits croquis usent de la dérision et de l’autodérision comme d’un rappel à la réalité. Leur caractère ludique, presque régressif, les innocente et leur assure par avance ce pardon facilement accordé aux enfants espiègles, son « style illustré » désamorce le discours sous-jacent. En quelque sorte, la forme absout le fond. En réalité, Juliette pratique un art que Hugo lui-même avait exercé avec ses enfants, art de la caricature et du dessin d’écolier dont Pierre Georgel a montré la richesse [19].

« Ta bonne petite lettre m’a fait bien plaisir, mon Toto, et voici un dessin pour te payer ce plaisir [20] » : cette lettre n’est pas de Juliette à Victor mais de Victor le père à Victor le fils. La confusion est possible et la similitude troublante.

Si l’on rapproche le Victor Hugo dessiné du Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, l’ouvrage de Mme Hugo supervisé par son mari, le contraste est éloquent : pour le texte officiel d’Adèle la geste du grand homme, pour la correspondance privée de Juliette le personnage entre sublime et grotesque, du divin adoré au vilain Toto. Mais n’est-ce pas précisément cet écart qui donne vie à Hugo ?

Par ailleurs, l’œuvre appelle sa critique et l’artiste prétend se juger ; aussi les dessins, comme le style épistolaire de Juliette, s’accompagnent-ils d’un commentaire réflexif qui accentue le brouillage entre valorisation et dénigrement. Par antiphrase, l’épistolière survalorise ses écrits, chefs d’œuvre d’esprit, et ses dessins, chefs d’œuvre artistiques, qu’elle qualifie de « tableau », de « fameuse lithographie » et de « splendide illustration ». Écrire à Victor Hugo n’est sans doute pas tâche aisée pas davantage que de se mesurer à ses talents de dessinateur. Il arrive à Juliette de se le rappeler brusquement et de s’abriter derrière un discours qui, une fois encore, inverse les rôles et mime une rivalité d’artistes. L’autocritique ironique ose des subtilités et des excès que suppose ce jeu de comparaisons perdu d’avance. Les portraits sont jugés « très ressemblants quoiqu’un peu flattés [21] » ; alors qu’elle se représente en copiste nichée sous la table de Hugo, à la manière d’un chien fidèle, le commentaire est élogieux : « [j]’appelle à mon secours tous les ARTS réunis dans lesquels j’excelle également  [22] ». Quand il ne s’agit que de grimer une scène enfantine – Juliette tirant la langue – elle entonne un dithyrambe :

Il y avait cependant longtemps que je n’avais fait de l’art, je craignais de m’être rouillé la main mais je vois que mes craintes étaient mal fondées. Jamais mon talent n’a été plus pur, plus grand, plus suave et ébouriffant. Je suis contente de moi. On le serait à moins et vous [23] ?

Les commentaires plus ou moins provocateurs montrent à quel point, en nourrissant la relation épistolaire, facétie et subtilité pimentent la relation amoureuse :

Vous avez de l’esprit, moi du talent, ça se compense : ce que vous dites je le peins… je l’emporte sur vous de toute la grandeur de mon crayon sur vos petits quatrains anacréontiques [24].
Je voudrais pouvoir vous dire que vos dessins valent mieux que les miens mais la sainte vérité s’y oppose. Que voulez-vous vous ne pouvez pas tout avoir. Vous écrivez mieux que moi, il est juste que je dessine mieux que vous. Il faut en prendre votre parti, mon cher petit homme, et ne pas vous rendre trop malheureux de ma supériorité dans le genre illustration. Peut-être qu’un jour viendra où vous pourrez lutter d’invention, de naïveté et de [fini ?] avec moi. Mais pour le moment il faut savoir vous en passer sans crever de dépit et de rage [25].

À travers ces joutes verbales ou plutôt scripturales, la stature de Victor Hugo semble attaquée, mise à mal mais dans un renversement qui n’est que de carnaval ; il faut bousculer l’idole non la renverser, en cherchant de surcroît à lui plaire par la fantaisie. Juliette met en scène une comédie à deux personnages, tantôt marivaudage aux accents qui peuvent devenir grinçants, tantôt vaudeville, genre qu’elle connaît bien, ou comment briser la litanie des sujets domestiques, des requêtes les plus prosaïques, le ressassement des déclarations d’amour et surprendre son bien-aimé grâce à ces parenthèses de douce insolence et de fausse ingénuité. N’y retrouve-t-il le goût de la liberté qu’il recherchait lui-même en dessinant, cette création qu’il faisait mine de ne pas prendre au sérieux comme un « divertissement entre deux strophes [26] ». Les dessins de Juliette et leur autocritique reproduisent en quelque sorte la liste dérisoire des « gribouillages », « griffonnages » ou « barbouillages » que s’attribuait Hugo, « peintre malgré lui [27] ».

En commentant son style, l’épistolière se rapproche de son destinataire, unit ce « je » et ce « tu » qui s’adonnent, toute proportion gardée, aux mêmes expressions artistiques comme ils se livrent à la chasse aux bibelots, leur passion commune, leur « badinage de brocanteurs », sujet d’inspiration d’un bon nombre de dessins. Au même titre que les objets convoités, offerts, parfois repris, les lettres et les dessins servent de monnaie d’échange dans un autre jeu de comparaison qui consiste à leur conférer un prix inestimable, à louer leur « pesant d’or » et l’enrichissement pour le bénéficiaire. L’image rémunère le manque ou l’absence, elle permet de négocier la présence réelle :

[…] je vous ferai de belles images. Je peux même vous les faire tout de suite pour peu que je puisse vous retenir. Juju hésitant entre la lune et le croissant, paysage du GRRRRRRRAND ARTISTE TOTO. Si ceci ne vous retient pas pour quinze jours à Paris je renonce à mes pinceaux, je brise ma palette et je vous flanque une pile soignée pour vous apprendre à ne pas apprécier mon mérite et mon TALENT [28].
Maintenant si vous n’êtes pas le plus envieux et le plus jaloux des hommes vous m’apporterez votre image en échange de mon dessin [29].

Par convenance autant que par volonté personnelle, Juliette n’apparaît guère photographiée aux côtés de Hugo, aucun portrait peint ne les réunit. « Je n’ai vraiment d’intimité avec toi que dans mes informes gribouillis [30] » : une telle définition des restitus explique sans mal leur fréquence et leur nombre. Les mots auxquels il faut adjoindre les dessins donnent existence à leur relation en incarnant les rôles qu’ils jouent sur le théâtre des événements privés, les scènes de ménage et les enfantillages, apanage d’une vie familiale de substitution. Comme un kaléidoscope, les formules ressassées et les motifs répétitifs recomposent inlassablement l’image de ce couple au long cours. Victor Hugo, homme public et écrivain si souvent caricaturé dans la presse [31], se voit saisi en son particulier par les traits d’esprit et les traits de plume de sa compagne. De l’encrier de Juliette Drouet n’est pas sortie La Légende des siècles mais une rime pauvre qui ne manque pas de prix : Hugo et Toto qui se combinent pour représenter le « grand petit homme », héros d’une liaison épistolaire d’un demi-siècle et objet d’une passion ainsi passée à la postérité.

Notes

[1La liste des lieux de conservation est consultable sur le site d’édition des lettres : http://www.juliettedrouet.org/lettres/. Toutes les citations des lettres renvoient à ce site.

[2Qu’elle soit remerciée pour m’avoir suggéré ce sujet d’étude.

[3Adèle Hugo, Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, A. Lacroix, 1863.

[4Gérard Pouchain et Robert Sabourin, Juliette Drouet ou « la dépaysée », Fayard, 1992, p. 35.

[526 avril 1840 [Chantal Brière]. On note entre crochets le nom du transcripteur éventuellement suivi de celui de son assistant.

[66 mai 1847 [Gwenaëlle Sifferlen / Florence Naugrette].

[718 septembre 1838 [Élodie Congar / Gérard Pouchain].

[826 septembre 1841 [Gwenaëlle Sifferlen / Florence Naugrette].

[912 mars 1873 [Maggy Lecomte / Florence Naugrette].

[1014 mars 1836 [André Maget / Guy Rosa].

[1124 avril 1854 [Chantal Brière].

[1218 décembre 1841 [Gwenaëlle Sifferlen / Florence Naugrette].

[132 mai 1840 [Chantal Brière].

[1429 octobre 1841 [Gwenaëlle Sifferlen / Florence Naugrette].

[1516 septembre 1842 [Laurie Mézeret / Florence Naugrette].

[1626 avril 1836 [André Maget / Guy Rosa].

[1728 octobre 1844 [Caroline Lucas / Florence Naugrette].

[1813 juin 1838 [Armelle Baty / Gérard Pouchain].

[19Pierre Georgel, « “Le bonhomme est charmant…” : Victor Hugo et les dessins de ses enfants », Gazette des Beaux-Arts, 1988.

[20Lettre du 11 septembre 1842, Correspondances, Œuvres complètes, édition chronologique publiée sous la direction de Jean Massin, Paris, Le Club français du livre, 1967-1970, tome VI, p. 1224.

[2118 décembre 1839 [Madeleine Liszewski / Florence Naugrette].

[2231 juillet 1838 [Sandra Glatigny / Gérard Pouchain].

[2314 janvier 1848 [Anne Kieffer / Florence Naugrette].

[2425 janvier 1839 [Madeleine Liszewski / Florence Naugrette].

[2511 septembre 1847 [Yves Debroise / Florence Naugrette].

[26Lettre à Charles Baudelaire, 29 avril 1860, Correspondances, Œuvres complètes, op. cit., tome XII, p. 1098.

[27Dédicace de l’exemplaire de l’album de 1862 appartenant à Juliette Drouet.

[284 octobre 1842 [Laurie Mézeret / Florence Naugrette].

[295 mai 1847 [Gérard Pouchain].

[3015 janvier 1872 [Guy Rosa].

[31Gérard Pouchain, Victor Hugo par la caricature, Les Éditions de l’Amateur, 2013.

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