Université de Rouen
Cérédi - Centre d'étude et de recherche Editer-Interpréter
IRIHS - Institut de Rechercher Interdisciplinaire Homme Société
Université Paris-Sorbonne
CELLF
Obvil

Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

Accueil > Études > Stranart Jeanne, « L’interdiction de Ruy Blas et l’interruption d’Hernani en (...)

Stranart Jeanne, « L’interdiction de Ruy Blas et l’interruption d’Hernani en 1867, vues par Juliette Drouet »

Article paru dans Correspondance et théâtre, textes réunis et présentés par Jean-Marc Hovasse, actes du colloque de Brest 31 mars-1er avril 2011, Presses Universitaires de Rennes, 2012, p. 227-236.
Remerciements à Jean-Marc Hovasse.

par Jeanne Stranart

« Exiler un homme ne suffit pas, il faut exiler sa pensée. »
Victor Hugo, Actes et Paroles – Pendant l’exil.

De février 1833 à mai 1883, soit un peu plus de cinquante ans, Juliette Drouet écrivit plus de vingt-deux mille lettres à Victor Hugo. Cette correspondance est encore très largement inédite, puisque environ deux mille cinq cents seulement ont été publiées à ce jour [1]. Elles sont pourtant une source d’informations de première importance, et témoignent de l’implication de Juliette Drouet dans les affaires professionnelles de Victor Hugo. Elle le conseille, le rassure, tout en lui témoignant son soutien et son amour. Des joies aux douleurs, des doutes aux recommandations, des soupçons d’infidélité à la crainte de perdre son « cher bien-aimé », les sujets qu’elle aborde sont innombrables. Certains, tels que la météo du jour ou la qualité de la nuit, peuvent paraître banals ; d’autres le sont moins : actualité littéraire, projets en cours, succès publics et politiques… Parmi ces sujets, Juliette accorde une attention toute particulière aux affaires du théâtre. Rien d’étonnant à cela : comédienne de formation, elle aime se plonger dans les articles et autres critiques qui lui font renouer avec un milieu abandonné à la demande de Victor Hugo – lequel, soucieux de surveiller son comportement, avait rapidement préféré l’enlever à ce monde pas toujours très recommandable. Débutée en 1828 à Bruxelles, sa carrière théâtrale s’était donc interrompue après la première représentation de Marie Tudor, où elle interprétait le rôle de Jane, le 7 novembre 1833. Toute sa vie, Juliette conservera de ces années laborieuses une sensibilité de comédienne, qui lui fera suivre de près et avec enthousiasme la reprise d’Hernani au Théâtre-Français, ainsi que le projet de reprise de Ruy Blas au théâtre de l’Odéon, en 1867. L’étude de ses lettres pour la plupart inédites pendant cette période permet d’ajouter des informations à celles déjà disponibles et de renouveler la connaissance de la vie des exilés.

La reprise d’Hernani marque un tournant dans la carrière de Victor Hugo, dont le théâtre était censuré sur toutes les scènes françaises depuis l’instauration du Second Empire. Aucune de ses pièces n’avait donc été représentée depuis Marion de Lorme en juin 1852. Mais en 1867, ses relations avec le pouvoir semblent s’améliorer. Son retour annoncé au Théâtre-Français serait même venu d’une demande personnelle de l’impératrice Eugénie, à la veille de l’Exposition universelle. Alors en exil à Guernesey, davantage isolé encore depuis l’amnistie de 1859 dont nombre de proscrits avaient profité, Victor Hugo reste le maître des opérations malgré la distance. La correspondance est son premier lien indispensable avec Paris, « théâtre des opérations ». Il est en contact permanent avec ses deux indéfectibles amis fidèles, Auguste Vacquerie et Paul Meurice, qui suivent pour lui les répétitions d’Hernani, mais aussi avec son épouse et ses enfants, qui lui font parvenir des nouvelles. Juliette se nourrit aussi quotidiennement des journaux parisiens et belges. Les deux amants parviennent ainsi à suivre d’assez près la vie culturelle parisienne.

La correspondance entre Juliette Drouet et Victor Hugo ne ressemble à aucune autre, tant elle est déséquilibrée. Un an et demi après le début de leur liaison, Juliette reproche déjà à son amant sa parcimonie épistolaire : « Cela m’a donné l’occasion de relire toutes tes lettres qui ne sont qu’au nombre de vingt et voilà dix-sept mois que nous nous aimons [2]. » À cette date, le nombre de lettres conservées de Juliette Drouet à Victor Hugo est d’environ cent trente [3]. Ce déséquilibre flagrant est la première particularité de cette correspondance « à sens unique », en plus de son volume inhabituel. Malgré les plaintes et les demandes régulières de lettres à son « grand petit homme », Juliette Drouet n’a le plaisir d’en lire que très rarement. Au fil des années, il ne lui écrira qu’à des dates anniversaires choisies : le premier de l’an, la nuit du 16 au 17 février, l’anniversaire de Juliette, la Sainte-Julie, pour ne citer que les plus représentatives. Malgré tout, l’écriture s’est rapidement imposée comme leur premier moyen de communication, comblant leur distance physique. Leur proximité pendant l’exil ne diminua pas la quantité des lettres : Juliette resta fidèle dans l’écriture comme dans la vie. 1867 est une année où Juliette écrit tous les jours, s’octroyant un peu de repos seulement lors du voyage à Bruxelles. Elle profite de ces lettres pour partager ses joies avec son bien-aimé, notamment lorsqu’elle apprend la reprise d’Hernani au Théâtre-Français, mais aussi ses colères, lors de l’interdiction de Ruy Blas.

Les faits ont été étudiés par Anne Ubersfeld, Jean-Marc Hovasse, Stéphane Desvignes et Jacqueline Razgonnikov [4]. En 1867, alors que se prépare l’Exposition universelle à Paris, la reprise d’Hernani au Théâtre-Français est décidée, et celle de Ruy Blas se profile au théâtre de l’Odéon. Déjà concentré sur la rédaction de l’intro- duction au Paris-Guide, Victor Hugo ne s’oppose pas à ces reprises mais charge Auguste Vacquerie et Paul Meurice de s’en occuper pour lui. Le premier dirige les répétitions d’Hernani  ; le second traite avec Chilly, le directeur du théâtre de l’Odéon, pour la reprise de Ruy Blas. La correspondance porte le témoignage de leurs inquiétudes au sujet de ces représentations programmées. Auguste Vacquerie « [s’attend] à de l’hostilité, pas seulement politique [5] ». Mme Victor Hugo précise : « Ce que je crains pour Hernani, c’est plutôt une manifestation politique que le sifflet et, à mon avis, Hernani doit être une solennité [6]. » L’onde de choc provoquée par l’annonce de la reprise de la pièce s’étend jusqu’à Bruxelles, comme en témoigne cette lettre de Victor Hugo à Paul Meurice : « Cela n’empêche pas les correspondants des journaux belges de dire que le gouvernement me réserve un chien de sa chienne. Le chien, c’est le sifflet, et la chienne, c’est la police [7]. » La situation est tendue. L’auteur appréhende l’interdiction, ou simplement la censure, qu’il devance en apportant quelques modifications au texte. Mais Auguste Vacquerie est là pour veiller à tout : « Je crois à la parfaite mauvaise volonté du gouvernement pour Hernani mais Teucro duce et auspice Teucro, c’est-à-dire : vous étant là, je me fiche de Bonaparte [8]. »

Le 20 juin 1867, la première représentation au Théâtre-Français tourne au triomphe, littéraire mais aussi plein d’arrière-pensées politiques. Trois jours plus tard, les journaux parisiens sont déjà entre les mains des exilés. Les articles sont élogieux, à l’image de ceux de Mario Proth dans L’Europe et de Théophile Gautier dans Le Moniteur. Mais tout se gâte avec la publication de « La Voix de Guernesey » (rebaptisé « Mentana » en 1875). Les 3 et 4 novembre 1867, Garibaldi est vaincu à Mentana par les troupes pontificales, épaulées par les troupes françaises envoyées en renfort par Napoléon III sous le commandement du général de Failly. Garibaldi est condamné au bagne. Pour lui apporter son soutien, Victor Hugo écrit en trois jours, du 16 au 18 novembre, « La Voix de Guernesey ». En la faisant imprimer à son compte à Saint-Pierre-Port et en s’occupant activement de sa diffusion clandestine, il affiche une nouvelle fois haut et fort son opposition républicaine au pape et à l’empereur :

Avoir été trop grands, français, c’est importun. Jadis, un contre dix, aujourd’hui dix contre un. France, on te déshonore, on te traîne, on te lie, Et l’on te force à mettre au bagne l’Italie [9].

Dans un climat politique assez tendu, ces vers arrivent comme une provo- cation de Victor Hugo, ce dont il avait parfaitement conscience en les diffusant. Comme l’écrit Stéphane Desvignes, il « savait qu’une telle publication nuirait aux représentations de ses drames, puisqu’elle exhiberait et radicaliserait l’incompatibilité politique entre lui et le régime impérial [10] ». Mais il préféra sacrifier un succès littéraire plutôt que de rester muet devant une injustice politique.

La réaction ne se fit pas attendre. Le 5 décembre 1867, Chilly envoya le billet suivant à Victor Hugo : « Monsieur, / je viens d’être officiellement averti que la représentation de Ruy Blas est interdit [11]. » Victor Hugo préféra répondre direc- tement à Napoléon III : « Monsieur, je vous accuse réception de la lettre que m’a écrite le directeur du théâtre impérial de l’Odéon [12]. » Il n’y a qu’un adjectif, mais il est important. La suite était prévisible, et du reste attendue : les représentations d’Hernani au Théâtre-Français sont interrompues. La pièce aura été jouée soixante et onze fois entre le 20 juin et le 27 décembre.

Avant même le début des répétitions d’Hernani, Juliette Drouet s’intéresse vivement à tous les préparatifs, tant par admiration pour la pièce que par inquiétude devant cette charge de travail supplémentaire incombant à son bien-aimé :

Sérieusement, mon adoré, je crois que tu ne pouvais pas prendre un meilleur parti que celui que tu as pris hier en nommant ce que tu appelles un conseil de régence. De cette façon tu obvies autant que cela est possible à l’embarras du choix à distance et tu dégages Vacquerie et Meurice de toute responsabilité envers les acteurs éliminés nécessairement dans le nombre des concurrents. C’est ce que tu sais mieux que personne et ce que je t’en dis n’est que pour ajouter mon petit bourdonnement à ton gros coche [13].

Elle se fait ici plaisamment l’écho de ses choix, et le rassure. Comme ils traversent une période particulièrement agitée, ses conseils de repos sont nombreux et réguliers :

Tu paraissais préoccupé et fatigué hier au soir, mon pauvre grand adoré, et il y a de quoi quand on considère toutes les charges et les surcharges qui t’incombent et dont tu es matériellement et moralement responsable. Sans compter la situation politique qui doit te donner quelques soucis à tous les points de vue [14].

Je te conseille de jouir d’autant plus de ce jour de congé que d’ici à quelques jours, à partir du 1er mai, tu n’auras que le choix des embêtements tous les jours, tous les jours, tous les jours [15].

Tout cela, dis-je, et bien autres choses encore empiètent sur ton sommeil et sur ton repos de la nuit et du jour. Je ne sais vraiment pas comment tu peux y tenir et maintenir ta santé toujours à niveau. Je ne suis donc pas inquiète ce matin de ton désheurement mais je suis triste de penser que tu as mal dormi [16].

Je vois que tu as encore eu de l’insomnie, mon pauvre grand adoré, et je ne m’en étonne pas [17].

Ces manifestations d’anxiété renseignent le lecteur sur l’état d’esprit de Victor Hugo autour de cette nouvelle bataille. Quant à Juliette, elle reste vigilante, sans renoncer pour autant à son enthousiasme :

Je suis bien contente que tout aille si bien à Paris pour Hernani. C’est d’un bon augure pour les répétitions. Quant aux représentations ce sera une victoire sur toutes les lignes et Bonaparte en sera pour horrible nez. Il n’y a pas de police, quelque bien organisée qu’elle soit, qui son résiste aux applaudissements à aiguilles tirant des millions de bravos à la minute. D’y penser les mains me démangent d’avance et je sens des courants électriques d’enthousiasme passer [18].

Ces remarques rejoignent celles de l’entourage de Victor Hugo. L’espoir du triomphe et la prédiction du succès sont sous toutes les plumes, combinés à l’incertitude de l’attente à distance : « Il est agaçant de ne pas savoir au juste le jour de la représentation d’Hernani. J’aurais aimé à mêler en pensée mes bravos à ceux du public [19]. » Après la grande date, les lettres de Juliette donnent presque l’illusion qu’elle était dans la salle. Le moins que l’on puisse dire est qu’elle ne mesure pas son admiration :

Dors au bruit des bravos d’Hernani et des fanfares de ta renommée qui va toujours grandissant comme ton génie. […] Quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, on ne peut pas dépasser ta cheville mon divin colosse. Quant à moi c’est sur mes deux genoux que je t’admire et que je t’adore. Quelle date pour ta gloire que le 20 juin 1867 [20] !

Quelque impassible que tu sois devant les événements qui te touchent, il est impossible que tu ne sois pas ému et agité par le cyclone de gloire qui tourbillonne autour de ta renommée et qui l’emporte aux quatre points cardinaux et jusqu’aux pieds de Dieu. Quant à moi j’en ressens l’enthousiasme et le bonheur jusque dans les dernières fibres de mon corps, mon cœur se dilate outre mesure et mon âme a des battements d’ailes comme si elle voulait s’envoler hors de moi. J’ai envie de crier à pleine voix : je t’aime ! J’ai besoin de pleurer d’attendrissement et de reconnaissance en pensant que tu es encore plus grand et plus sublime que toutes nos admirations quelles que soient leurs envergures [21].

Quel succès !! Quel succès ! Quel succès !!! Tout est dépassé par ce triomphe extra humain et tu dépasses tout dans ta grandeur sublime. On reste agenouillé devant ta gloire et l’on s’anéantit dans l’enthousiasme. Moi je t’aime ! je t’aime !! je t’aime, c’est ma manière de t’admirer et de t’adorer. Je baise tes chers petits pieds malgré leur poussière d’étoiles [22].

Après plusieurs jours sur le même ton, écho de l’engouement général, Juliette redescend sur terre pour revenir à ses antiennes : le sommeil de son bien-aimé, sa santé, le temps qui passe et l’amour qui demeure. Mais lors du voyage à Bruxelles (du 17 juillet au 14 octobre), influencée par l’effervescence environnante, elle retrouve l’exaltation des premiers jours :

Heureusement que cela [la pluie] n’empêche pas Hernani de continuer sa marche triomphale et de faire son tour de France au bruit des bravos. Quel succès ! Quel succès ! Quel succès ! et quel nez pour le citoyen Boustrapa [23] !

Tout cela émaillé de la lecture du Figaro de mercredi, à défaut d’autres journaux, lequel journal demande qu’on joue Hernani gratis comme le plus grand chef-d’œuvre littéraire et comme le plus grand succès connu au théâtre. Je suis de son avis et bien d’autres avec moi mais aura-t-on fait droit à sa demande ? Je me le demande [24].

La découverte de « La Voix de Guernesey » laissera Juliette tout aussi admirative que la reprise d’Hernani  :

J’ai lu et relu hier votre Voix de Guernesey et j’espère que je la saurai par cœur aujourd’hui. Eh bien, vous me croirez si vous voulez, c’est encore plus beau, de plus en plus beau, au fur [et] à mesure qu’on relit cette sublime poésie et qu’on s’en pénètre. Cela vous étonne mais c’est comme cela. Attrapé ! Vous vous fichez de mon opinion mais ce n’est pas une raison pour que j’y renonce. Cher adoré, tout ce badinage veut dire que je t’aime et que je suis transportée d’enthousiasme et ravie. Je te vois trop peu pour avoir le temps de te le dire autant que je le voudrais, voilà pourquoi j’en rabâche dans mes restitus sans m’en lasser, en comptant sur ta patience accoutumée [25].

Quelle joie de penser que ta Voix bénie retentit à l’heure qu’il est aux quatre bouts de la terre ; qu’elle est comprise par toutes les intelligences honnêtes, qu’elle relève tous les courages, console toutes les douleurs et rend l’espérance à toutes les âmes défaillantes. J’étais bien sûre que le retentissement de ta Voix se ferait entendre ici dès hier et que tu en aurais des nouvelles merveilleuses. Tu vois que je ne m’étais pas trompée, ni ta petite belle-sœur, ni Kesler, nous avions tous raison et ton courrier l’a bien prouvé. Celui de mardi le prouvera plus encore et le crescendo ira toujours croissant au fur [et] à mesure que cette formidable Voix tonnera à toutes les oreilles [26].

À ces lettres d’adoration teintées d’humour s’ajoute souvent une coloration politique, comme au lendemain de la réception du billet de Chilly annonçant l’interdiction de Ruy Blas  :

Le Bonaparte n’y a pas tenu ainsi que tu l’avais prévu et c’est Ruy Blas qui paie pour La Voix de Guernesey. Mais, quoi qu’il fasse, il en sera le mauvais marchand et cela lui coûtera encore plus cher qu’à toi. C’est comme au jeu de qui perd gagne. En attendant il est probable que le pauvre Hernani lui aussi va être étranglé entre deux portes : celle des Tuileries et celle du Théâtre Français. Heureusement qu’il a la vie dure et qu’il ne s’en portera que mieux le jour où il ressuscitera d’entre les pattes de cette bête puante. […] Nous verrons comment cette nouvelle archi prévue sera prise par ton goum à Bruxelles. Je suis curieuse aussi de savoir comment le public parisien va prendre ce nouvel ukase de sa très gracieuse majesté [27].

Filant les métaphores, jouant avec les images et déjouant les drames, Juliette se fait ici de nouveau l’écho de la voix de Victor Hugo, mais en adaptant ses propos à son style, à visée divertissante. Apparemment, il croyait bien comme elle que Ruy Blas devait son interdiction à La Voix de Guernesey, ou feignait de le croire [28]. Quoi qu’il en soit, les lettres de Juliette donnent des informations de première main aussi sur l’entourage direct du poète, comme au moment où sa « bonne chère femme » quitte Guernesey pour regagner Paris :

Elle va arriver dans le moment le plus intéressant, celui où le public sera informé de l’interdiction de Ruy Blas et de Hernani. Quel bourdonnement dans la ruche quand on va savoir cette nouvelle équipée du Bonaparte ! et comme Vacquerie a raison d’être ravi de tous ces faux coups portés par ce stupide gouvernement contre tes pièces, lesquelles ne s’en portent que mieux après [29].

En effet, Victor Hugo relèvera bientôt dans son agenda le regain de publicité que lui vaut cette nouvelle mise au ban de l’empire : « les journaux font un feu très vif sur le gouvernement bonapartiste à propos de l’interdiction de Ruy Blas [30] ». Il n’en fallait pas moins, cependant, pour compenser le réel manque à gagner que cela représentait pour l’exilé. Cette dimension n’apparaît du reste pas dans la correspondance, au profit des retournements de situation systématiques. Non seulement le théâtre de Victor Hugo en sortira grandi, mais avec la réponse à Chilly c’est l’empereur qui sera la victime de sa décision. Conformément à ce jeu de l’arroseur arrosé, Juliette mobilise ici la figure de Bobèche, le plus célèbre pitre de l’Empire et de la Restauration :

C’est aujourd’hui que Vacquerie doit recevoir le billet doux que tu destines à Bonaparte. Je vois d’ici sa stupéfaction et son admiration et sa joie. Quelle croquignole sur cet auguste pif[fe], quelle nasarde et quelle chiquenaude et quelle giroflée !!!! Son appendice nasal et impérial n’a qu’à bien se tenir, à cette majesté Bobèche !!! car tu vas lui donner une fière secousse : quel bonheur [31] !!!

Bobèche faisait déjà deux apparitions dans Châtiments, qui reste ici le modèle de la satire, que Juliette s’amuse à suivre un ton au-dessous, comme lorsque Gavroche parodiait tel ou tel académicien – ponctuation exubérante en prime. Dans l’attente d’une réponse au fameux billet envoyé à Bonaparte, le couple s’impatiente. Les lettres de la mi-décembre en portent un témoignage récurrent : « À propos d’Empereur, j’espère que vous aurez des nouvelles du vôtre aujourd’hui [32] » ; « C’est aujourd’hui que, normalement, tu dois recevoir des nouvelles de ton message à moins qu’il n’ait été intercepté par celui auquel il était adressé, ce qui n’est pas impossible [33] » ; « Il faut que la corde police soit bien tendue pour que Vacquerie, ni aucun de tous ceux auxquels tu as envoyé ta Voix, n’osent t’en accuser réception [34] » ; « Ah ! ça, est-ce aujourd’hui qu’on se décide à te donner tes lettres [35] ? »

Finalement, Victor Hugo trouvera une parade à la double interdiction : ce sera de faire jouer Ruy Blas à Bruxelles et Hernani à Guernesey. Maigre compensation artistique et financière, mais petite provocation tout de même. C’est en janvier 1868 que Ruy Blas est représenté au théâtre du Parc à Bruxelles et Hernani à Guernesey, avec les moyens du bord [36]. L’auteur soutenu par ses pairs belges et guernesiais se contente de récolter, d’une certaine manière, ce que l’empire a semé, d’autant que les représentations bruxelloises sont saluées par la critique. Ruy Blas chassé de France réapparaît à Bruxelles, comme son auteur seize ans plus tôt ; Hernani de nouveau banni se retrouve à Guernesey, comme son auteur douze ans plus tôt. Juliette Drouet redoute la médiocrité de la troupe des comédiens itinérants, mais elle sera surprise en bien : « Somme toute, je le répète, c’est un succès, un vrai et grand succès [37]. »

Finalement, l’interdiction de Ruy Blas puis l’interruption d’Hernani auront permis à Victor Hugo de revenir sur le devant de la scène, de faire entendre sa voix, et de prouver au peuple français les incohérences du pouvoir. La provocation de « La Voix de Guernesey » lui a permis de montrer sa force : après un si long exil, il n’était pas de ceux qu’on pouvait récupérer d’une façon ou d’une autre. De son côté, discrète et pourtant très impliquée dans les affaires de son bien-aimé, Juliette Drouet a pris part à ces événements mouvementés, comme l’a montré l’étude de ses lettres écrites entre mars 1867 et février 1868. Elles tendent à la postérité un miroir reflétant dans une certaine mesure les pensées et les préoccupations de Victor Hugo – mais c’est la déformation de l’image, dans le sens de l’hyperbole ou de la caricature, qui fait une bonne partie de son charme.

Notes

[1Lettres publiées par Paul Souchon (Juliette Drouet, Mille et une lettres d’amour à Victor Hugo, Gallimard, 1951 ; rééd. 2002 chez le même éditeur dans la coll. « L’Imaginaire » sous le titre Mon grand petit homme, Mille et une lettres d’amour à Victor Hugo), Louis Guimbaud, Jean Gaudon, Evelyn Blewer (Juliette Drouet, Lettres à Victor Hugo, dernière réédition augmentée, Fayard, 2001), Gérard Pouchain (Victor Hugo, Juliette Drouet, 50 ans de lettres d’amour 1833-1883, Lettres de l’anniversaire, éditions Ouest-France, 2005)… Les lettres citées ici sont conservées à la BnF, Naf 16 388 pour l’année 1867, et 16 389 pour l’année 1868.

[2Lettre inédite de juillet 1834.

[3Juliette Drouet ne datait que très rarement ses lettres dans les années 1833, 1834 et 1835. Ce nombre est une estimation selon le nombre de lettres conservées à la BnF entre février 1833 et juillet 1834.

[4Anne Ubersfeld, Le Roman d’Hernani, Mercure de France, 1985. Jean-Marc Hovasse, Victor Hugo et le Parnasse, thèse dirigée par Guy Rosa et soutenue devant l’université Paris 7, 1999. Jean-Marc Hovasse, « Mario Proth (1832-1891), un disciple de Michelet, de George Sand et de Victor Hugo, avec des documents inédits », & Mario Proth, « Mouvement dramatique français, reprise d’Hernani au Français » [transcription et annotation de cet article à partir de son manuscrit], Victor Hugo 7, Le théâtre et l’exil, dir. Florence Naugrette, Caen, Lettres modernes Minard, 2009. Stéphane Desvignes, Le Théâtre en liberté de Victor Hugo, thèse dirigée par Guy Rosa et soutenue devant l’université Paris 7, 2006. Jacqueline Razgonnikov, « Hernani, la reprise de 1867 », Victor Hugo 7, Le théâtre et l’exil, loc. cit.

[5Auguste Vaquerie à Victor Hugo, 10 mai 1867 ; Victor Hugo, Œuvres complètes, édition chronologique publiée sous la direction de Jean Massin, Le Club Français du livre, 1967-1970 [dorénavant notée CFL], t. XIII, p. 845.

[6Adèle Hugo à Victor Hugo, 19 [?] mai 1867 ; ibid., p. 849.

[7Paul Meurice à Victor Hugo, 2 juin 1867 ; ibid., p. 854.

[8Victor Hugo à Auguste Vacquerie, 9 juin 1867 ; ibid. , p. 855. Citation des Odes d’Horace (I, VII, vers 27) : Nil desperandum Teucro duce et auspice Teucro  : « Rien n’est désespéré avec Teucer pour chef et pour protecteur.

[9« La Voix de Guernesey », I ; ibid., p. 639.

[10Stéphane Desvignes, thèse citée, p. 357.

[11Chilly à Victor Hugo, 5 décembre 1867 ; CFL, t. XIII, p. 1057-1058.

[12Victor Hugo « à M. Louis Bonaparte, aux Tuileries », 8 décembre 1867 ; ibid., p. 1058.

[13Juliette Drouet à Victor Hugo, 28 mars 1867 ; lettre inédite.

[14Idem, 10 avril 1867 ; lettre inédite.

[15Idem, 26 avril 1867 ; lettre inédite.

[16Idem, 18 juin 1867 ; lettre inédite.

[17Idem, 25 juin 1867 ; lettre inédite.

[18Idem, 3 avril 1867 ; lettre inédite.

[19Idem, 17 juin 1867 ; lettre inédite.

[20Idem, 23 juin 1867 ; lettre inédite.

[21Idem, 25 juin 1867 ; lettre inédite.

[22Idem, 26 juin 1867 ; lettre inédite.

[23Juliette Drouet à Victor Hugo, 8 août 1867 ; lettre inédite. Boustrapa est l’un des surnoms de Napoléon III, formé des trois premières syllabes des trois villes où il avait tenté, et finalement réussi, des coups de force en 1840, 1836 et 1851 : Boulogne-Strasbourg-Paris.

[24Idem, 16 août 1867 ; lettre inédite.

[25Idem, 27 novembre 1867 ; lettre inédite.

[261er décembre 1867 ; lettre inédite. Julie Chenay, la plus jeune sœur de Mme Victor Hugo, vivait alors à Hauteville House, tout comme le proscrit Hennet de Kesler.

[27Juliette Drouet à Victor Hugo, 8 décembre 1867 ; lettre inédite. Le goum était l’appellation militaire volontiers employée par Victor Hugo pour désigner son groupe, constitué de sa famille et de ses amis proches.

[28En réalité, une lettre de Napoléon III au maréchal Vaillant, son ministre de l’Intérieur, envoyée de Biarritz le 10 octobre 1867 et réapparue récemment sur le marché de l’autographe, prouve que la véritable cause de l’interdiction de Ruy Blas n’était absolument pas le poème de soutien à Garibaldi, mais bien le mouvement à propos d’Hernani  : « Mon cher Maréchal, / J’ai lu dans les journaux qu’on préparait à l’Odéon la reprise de Ruy Blas. Je vous prie d’interdire cette repré- sentation car vous devez vous souvenir que je vous ai fait part de mes appréhensions au sujet des pièces de Victor Hugo. Il ne faut pas que le scandale d’Hernani se renouvelle. » (Napoléon III au maréchal Vaillant, 10 octobre 1867 ; « Inédits et documents », L’Écho Hugo, Bulletin de la Société des amis de Victor Hugo, n° 4, 2004, p. 147.)

[29Juliette Drouet à Victor Hugo, 11 décembre 1867 ; lettre inédite.

[30Agenda, 14 décembre 1867 ; CFL, t. XIII, p. 1059.

[31Juliette Drouet à Victor Hugo, 12 décembre 1867 ; lettre inédite.

[32Idem, 14 décembre 1867 ; lettre inédite.

[33Idem, 17 décembre 1867 ; lettre inédite.

[34Idem, 18 décembre 1867 ; lettre inédite.

[35Idem, 21 décembre 1867 ; lettre inédite.

[36« [27 janvier 1868] arrivée […] d’une troupe de comédien dirigée par M. [Honoré Brocard] pour jouer Hernani une fois à mon intention. », CFL, t. XIV, p. 1338.

[37Juliette Drouet à Victor Hugo, 1er février 1868 ; lettre inédite.

SPIP | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0
(c) 2018 - www.juliettedrouet.org - CÉRÉdI (EA 3229) - Université de Rouen
Tous droits réservés.
Logo Union Europeenne