Paris, 8 mars 1882, mercredi matin, 7 h.
Dors, mon grand bien-aimé, dors dans le bercement de mon amour et au milieu de tous les rêves bénis que mon âme dédie à la tienne. Je me suis levée dès Patron-Minette parce qu’après une mauvaise nuit je ne connais rien de plus reposant que la première fraîcheur du jour. C’est ainsi qu’après avoir humé la douce brise matinale, reluqué tes canards et batifolé de loin avec les myriades d’oiseaux de ton jardin, je me suis sentie remise à neuf. Aussi, pour ne pas perdre le bénéfice de cette cure momentanée, je me hâte d’en faire profiter ma chère petite restitus, trop souvent attristée par mes bobos moroses. Pour comble de sujet de gaîté, tu n’as pas de Sénat avant samedi ! Cela nous permettra de faire des promenades indépendantes partout où il nous plaira d’aller. À ce propos, je te fais souvenir que tu as un déjeuner obligatoire aujourd’hui avec un des suppôts du Plutus-Rothschild. Tâche d’être au plus tard à une heure si tu tiens à recevoir avec honneur ce tripoteur d’or et surtout à déjeuner avec ta petite Jeanne qui n’a qu’une heure réglementaire pour être rentrée en classe. Et puis mon estomac, puisqu’il faut l’appeler par son nom [1], qui réclame, lui aussi, l’exactitude, et mon cœur qui t’adore.
[Adresse]
Monsieur Victor Hugo
BnF, Mss, NAF 16403, f. 19
Transcription d’Yves Debroise assisté de Florence Naugrette