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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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15 mai 1837

15 mai [1837], lundi matin, 10 h. ½

Bonjour mon cher petit bien-aimé. Bonjour mon pauvre petit homme. Je ne te gronde pas parce que je suis sûre que tu as passé toute ta nuit à travailler et qu’à l’heure qu’il est tu travailles encore pour moi sans prendre garde à ta fatigue de cette nuit. Et cependant mon pauvre bon ange tu aurais besoin de ménagements et les symptômes d’entrailles ne t’en avertissent que trop. Est-ce qu’il ne serait pas possible de faire usage de quelque ressource à moi qui te laisserait passer tranquillement le moment de ton travail à toi ? Ce serait prudent et raisonnable car enfin, mon pauvre bien-aimé, si tu tombais malade, qu’est-ce que je deviendrais, moi ? Je ne parle pas pour les ressources. J’en trouveraisa que de reste dans mes petits brimborions. Mais je parle de moi l’amante, de moi qui ne vis que de ton sourire et de ton regard, de moi qui ne pourrais pas supporter à la fois ces deux affreux malheurs, ton absence et ta maladie. C’est de ce point de vue que je te prie de voir s’il n’y a pas moyen de faire usage de quelques petits moyens à nous connus pour t’empêcher de te tuer à la peine. Si tu fais cela je t’aimerai à deux genoux comme un bon ange consolateur car tu m’auras ôté du cœur deux affreux tourments : la crainte que tu ne tombes malade et celle de perdre ton amour dans ce dévouement si pénible et sans relâche. Je t’aime tant. Écoute-moi Toto.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16330, f. 169-170
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein

a) « trouverai ».


15 mai [1837], lundi midi.

Comment n’être pas triste et découragé de ce vilain temps-là. Surtout quand vous vous éclipsez comme vous faites depuis si longtemps mon bel astre. Quanta à moi je ne sais plus où j’en suis. J’ai froid, j’ai mal à la tête. J’ai des douleurs au cœur et la mort dans l’âme. Tout cela ne constitue pas une humeur des plus agréables. Aussi suis-je triste comme le bonnet de nuit que je porte. J’ai reçu une bête de lettre de Mme Guérard qui devient aussi absurde que son mari, ce qui n’est pas peu dire. Quanta à Mme Lanvin je n’en entends pas parler. Il est vrai qu’il n’y a pas encore de temps de perdu depuis ma lettre. Mais c’est vous cher petit homme du DIABLE. Qu’est-ce que vous [dessinez  ? / devisez [1]  ?] qu’on ne vous voit pas ? Je TRAVAILLE. Je sais bien mais vous devriez vous arrêter un peu ne fût-ceb que par pitié pour moi. Jour mon petit homme chéri. Votre pauvre Juju vous aime toujours autant et d’autant plus qu’elle n’a pas l’occasion fréquente d’user son amour c’est-à-dire d’en user ou de s’en servir, comme vous voudrez. Je vous aime mon Toto. Pensez à cela et venez très vite me baiser.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16330, f. 171-172
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein

a) « quand ».
b) « fusse ».


15 mai [1837], lundi soir, 7 h. ¾

Vous laissez comme ça vos lettres dans la boîte les unes sur les autres sans vous inquiéter de ce que cela deviendra [2]. Et voilà qu’elles ont fait des petits contrairement aux rats de ce monsieur [3]. De quatre qu’elles étaient, elles sont septa maintenant. Ceci est très menaçant pour vous que vous les laissiez passer encore une nuit à coucher ensemble. Ce n’est pas ma faute d’abord, ainsi je m’en lave les mains. C’était à vous à les emmener cette nuit quand je vous l’ai dit. Vous allez encore me laisser toute seule toute la sainte soirée. Et puis si vous venez cinq minutes le temps de faire vos gribouillis vous en passerez 3 et demie à fêter la chatte : « Oui ma pauvre minette ; il y a bien longtemps que je ne t’ai vue patati patata ». C’est très agréable pour moi qui suis obligée de manger mon pain à cette famine-là. Abusez-vous assez de ma patience et de ma crédulité, heim, scélérat ? Mais soyez tranquille, votre tour viendra, vous ne travaillerez pas toujours, et alors, alors nous verrons. Mais d’ici là je vous garde une fameuse dent de sagesse longue comme çab__________________________

Jour mon petit o. Jour mon gros to. Je vous aime de tout mon cœur. Jour mon petit homme chéri. Jour on jour.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16330, f. 173-174
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein

a) « sept » surcharge « six ».
b) Juliette a tracé un trait qui file jusqu’au bout de la ligne.

Notes

[1Dans le sens ancien d’ « arranger », « former un plan ».

[2Juliette, à cette époque, n’adresse pas ses lettres à Hugo par la poste ni en envoyant chez lui sa servante : elle dépose ses lettres quotidiennes dans une boîte chez elle, que Hugo relève quand il lui rend visite.

[3Allusion à élucider, qui pourrait soit référer à un fait concret (si par exemple des rats ont élu domicile chez Hugo), soit relever d’un sous-entendu à connotation sexuelle. En effet, « prendre un rat » se dit d’une arme à feu qui s’enraye et dont le coup ne part pas. Par extension, la formule équivaut à manquer son coup, ne pas réussir (Littré), d’où son application assez aisée au domaine sexuel. Dans la correspondance de Jean-Jacques Rousseau, par exemple, les « rats » désignent précisément ses pannes sexuelles (nous remercions Jacques Berchtold pour cette information). Le champ lexical de la procréation (« faire des petits ») se complète donc, sous la plume de Juliette, d’une allusion antithétique plus discrète mais assez claire pour qui reconnaîtrait cette acception du mot « rat » affiliée aux « ratés », défaillances ou fiascos sexuels. Le champ lexical présent dans la lettre renforce cette possible interprétation. Ainsi les lettres acquièrent-elles, à travers la métaphore filée, une valeur et une fonction compensatoires et suppléantes : leur accumulation, leur « activité » reproductrice et leur pouvoir fécondant sont le signe par trop flagrant de l’inertie, de l’absence et du manque sexuels, tandis que l’écriture des lettres apparaît comme un palliatif qui vient combler ce vide. Dans cette logique, « l’acte manqué » de Hugo oubliant ses lettres chez Juliette est signalé par elle, grâce au jeu de mots, comme un révélateur des occasions amoureuses manquées, ou de leur ratage.

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