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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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9 mars [1840], lundi soir, 7 h.

Vous êtes parti fâché, mon pauvre amour, Dieu sait pourquoi car je ne vous en ai pas donné le moindre sujet réel. Je suis un peu inquiète, il est vrai, de ce petit incident qui m’est survenu beaucoup plus tôta que je ne m’y attendais. Je crains de perdre cette régularité qui faisait ma sécurité et d’avoir une maladie mortelle pour le corps, ce qui n’est rien, car vaut autant mourir d’une maladie à cette partie-là que d’un coup de sabot, mais mortelle pour le cœur et l’amour, ce qui m’effraie à un point que je n’ose pas dire car si j’étais malade, comme le sont beaucoup de femmes, de la matrice je me tuerais tout de suite plutôt que de perdre ton amour. J’ai besoin de lui pour vivre tout le reste n’est rien. Cependant il y a loin entre le petit mouvement d’inquiétude qui m’a galopéeb tantôt à une conviction atroce. Je crois même à l’heure qu’il est que ce n’est rien mais je voudrais aussi que vous crussiez à votre tour que je suis une honnête femme incapable de vous tromper et de vous rien cacher. De cette façon au lieu d’être tous les deux méchants l’un envers l’autre nous serions très bons, très i et très heureux comme deux vrais amoureux que nous sommes. Une chose très INDRÔLE, mais que je ne sais que de tout à l’heure, c’est qu’il n’y a plus de bois à la cave, on a tout remonté aujourd’hui. Ceci n’est rien moins qu’amusant et je n’en ris que du bout des lèvres, comme Jocrisse pour n’en pas pleurer. C’est encore sur toi que va tomber cette voie [1] de bois qu’il nous faudra à moins que tu n’aimes mieux acheter quelques falourdes [2] en détail en espérant le beau temps ? Je serai tout à fait de l’avis que tu voudras. Je voudrais être dans URANUS avec toi et n’avoir pas besoin de faire du feu. Le blanchisseur est venu, je l’ai payé, bien entendu. Il reste les gages de la bonne, le mois du portier après-demain, etc., etc. Mais je te le répète, mon amour, ce n’est pas ça ni autre chose qui m’attristait tantôt, c’était la crainte de perdre ma santé. Crois-moi quand je te le dis et dans cette crainte il y a bien de l’amour que tu ne vois pas et que tu ne comprends pas. Baise-moi, mon Toto, baise-moi et ne me soupçonne pas gratuitement d’être la plus misérable et la plus ingrate des femmes. Je fais assez de sacrifices de bien-être, de liberté et de libre arbitre pour ta sécurité personnelle, il serait triste et décourageant de n’aboutir qu’au soupçon et à l’injure permanents. Donne-moi ta chère petite bouche que je la baise de toute mon âme et tâche de venir bientôt, tu verras si je t’aime. Je dîne dans mon cabinet de toilette pour ne pas faire allumer de feu dans le poêle, aussitôt que j’aurai fini on passera le feu dans ma chambre. Je t’aime.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16341, f. 250-251
Transcription de Chantal Brière

a) « plutôt ».
b) « galoppée ».

Notes

[1Dans l’industrie du bois, nom donné à la largeur du trait de scie.

[2Falourdes : fagots de bois.

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