Bruxelles, 26 mai 1852, mercredi matin, 7 h. ½
Bonjour, mon tout bien-aimé, bonjour. Je ne te vois pas mais je t’aime. Je ne sais pas quand tu pourras venir mais je t’attends avec patience et courage, je t’adore.
Eh bien êtes-vous allé à Malines hier et en êtes-vous revenu sans accident [1] ? Cela a été une des préoccupations de ma soirée car chaque fois que je te sais hors de ma portée je tremble qu’il ne t’arrive quelques malheurs. Il est vrai que tu es en compagnie d’un bon ange gardien, ce qui me rassure un peu. Cher adoré j’ai encore sur le cœur l’indemnité d’hier. Il faut que je m’en soulage une bonne fois pour toutes après quoi j’espère que je n’en serai plus contristée.
Il n’y a pas de sous, d’écus, si gros qu’ils soient, qui vaillent pour le moindre tesson qui t’ait servi, la plus petite loque qui ait été témoin de mes joies et de mes douleurs depuis que je t’aime ; mais aussi il n’y a pas de meubles quelque splendides et quelque curieux qu’ils soient qui vaillent un baiser de ta bouche et un battement de ton cœur. Ainsi, mon trop aimé, c’est un marché dans lequel tous les trésors de la Californie sont insuffisants et par lequel un sourire et un serrement de main affectueux sont assez. C’est à toi de voir si tu es en fonds. Quant à moi, je n’en puis rien rabattre. En attendant, tu peux utiliser le logis comme garde-meubles avec la certitude qu’on en aura le plus grand soin. C’est à toi de voir ce qui te convient le mieux. Trop heureuse si je puis directement ou indirectement être bonne à quelque chose. Et puis, mon cher petit homme, tâche de venir me voir en peu tantôt car mon cœur a bien soif et bien faim d’une caresse de toi.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16371, f. 75-76
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
Bruxelles, 26 mai 1852, mercredi après-midi, 3 h.
Je ne sais sur quoi compter, mon petit bien-aimé, pour ne pas me tromper et trouver une déception là où j’espère une joie. Aussi, je vis dans une demi-incertitude assez maussade et dont je voudrais bien sortir d’une façon ou de l’autre. Il paraît qu’on ira dîner à 5 h. ½ pour ne pas trouver le garde-manger vide et qu’on sera revenu au plus tard à six heures et demie. Du reste, il serait très possible que je dînasse chez moi avec deux œufs sur le plat, le coiffeur n’étant pas encore revenu me coiffer et, mon antipathie de sortir sans toi aidant, je préfère rester à la maison. De cette façon je suis sûre de ne pas te manquer si tu viens. Voilà, mon amour béni, ce à quoi je m’arrêterai très probablement. En attendant, je regrette que la confidence tardive de Mme Luthereau ne m’ait pas permis de t’informer d’un bruit dont tu as peut-être déjà entendu parler. C’est la défection de Trouvé-Chauvel qui passe avec armes et bagages dans le camp des légitimistes [2]. C’est Yvan qui le lui a dit hier comme une chose qu’il tenait de bonne source tout en recommandant qu’on ne t’en parle pas. La recommandation était absurde de toute façon, au point de vue de ton intérêt et au point de vue du secret, la confidente étant donné ; malheureusement tu étais parti quand elle a jugé à propos de me faire part de ce cancan. J’espère que s’il est sérieux, il ne peut en rien te porter préjudice. Cependant j’aurais désiré que tu en fusses prévenu le plus tôt possible. Je n’avais pas besoin de ce prétexte pour hâter ton retour de tous mes vœux. Aussi je te supplie de venir dès que tu pourras pour moi seulement.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16371, f. 77-78
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette