Bruxelles, 9 mai 1852, dimanche matin, 8 h. ½
Bonjour mon petit homme bien aimé, bonjour je t’aime, je te souris, je t’adore, j’espère que tu as passé une bonne nuit et que tu ne souffres d’aucun côté de ton cher petit corps et ta grande âme. Cette bonne pensée suffit pour me faire oublier mon lugubre voisinage et toutes les révoltantes émanations qui en sortent. Depuis ce matin la fenêtre mortuaire est ouverte ce qui nous oblige à tenir les nôtres fermées. L’air qui n’a aucune issue pour se renouvelera se concentre dans ce petit passage muré de tous les côtés et fait une espèce de cave nauséabonde tout à fait désagréable et malsaine à respirer. Enfin, il faut vouloir ce qu’on ne peut empêcher. Je tâche de me composer une atmosphère de vinaigre et de sucre brûlé moins rebutant et je me résigne à supporter l’odeur de ce pauvre mort, qui n’en peut mais, et qui aimerait mieux, si on lui laissait le choix, sentir la violette et les lilas que d’infecter les vivants. Si tu peux me faire sortir tantôt ce sera bien le moment et en j’en serai doublement bien aise. En attendant je ne sais pas si Dumas [1] est à Paris ou s’il vous attend à dîner ce soir ? Pour ma part je ne sais lequel des deux souhaiter. Pour ta santé je préfère le dîner de Dumas à celui de la gargotte, pour ma tranquillité et pour mon bonheur j’aimerais mieux que tu ne mettes jamais les pieds chez ce viveur émérite. Aussi, dans le doute, je m’abstiens de formuler mon désir. J’accepterai ce que le hasard voudra et je tâcherai de trouver une douce compensation dans tous les cas, soit que je fasse le sacrifice de mon bonheur à ta santé et à ton plaisir, soit que la privation d’une soirée amusante tourne à mon seul profit et au bénéfice de mon amour égoïste.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16371, f. 7-8
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
a) « renouveller ».
Bruxelles, 9 mai 1852, dimanche matin, 11 h. ½
Mon cher petit homme, je me suis décidée à demander pour vous la grande ration ce matin parce que je me suis aperçue à temps qu’on vous prenait justement aujourd’hui d’un peu plus court que les autres jours. Vous savez, le hasard qui ressemble si souvent au guignon [2], vous donnait quatre œufs pour trois personnes et un petit morceau de veau de l’épaisseur d’une langue de chat. Heureusement, je suis intervenue à temps pour faire doubler la distribution avec faculté de récupérer sur les déjeuners à venir l’excédent de celui d’aujourd’hui. Voilà, mon petit bien-aimé, l’immense service que je vous ai rendu tout à l’heure. Voime, voime nous verrons si votre reconnaissance se mesure à votre appétit.
Il fait un temps charmant aujourd’hui, mon Victor, tâche de nous en faire profiter tous les deux tantôt. Quant à moi je n’ose pas respirer chez moi tant cette odeur cadavérique me dégoûte et pourtant tout est hermétiquement fermé. Ce supplice durera jusqu’à demain grâce à la bigotea stupidité de ce peuple abruti de jésuitisme et de faro [3]. Je te demande pardon de tant insister sur un événement qui ne nous regarde pas. Mais c’est qu’on ne bouche pas son nez comme on ferme ses yeux. J’ai beau vouloir ne pas m’occuper de ce pauvre mort, il m’est impossible de ne pas le sentir. Je voudrais être à demain pour qu’il n’en fût plus question. D’ici là, mon petit homme, tâche de me laisser le moins possible dans ce triste voisinage. Et puis je t’aime, mon amour béni, je t’adore mon grand bien aimé, je te désire et je t’attends.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16371, f. 9-10
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
a) « bigotte ».