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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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10 mars 1852

Bruxelles, 10 mars 1852, mercredi matin, 9 h.

Bonjour mon ineffable bien-aimé, bonjour je t’aime. Je tourne ma pensée, mon cœur, mon âme vers toi et je te souris et je t’adore et je te bénis. J’ai été bien bête hier, mon pauvre bien-aimé, mais je t’en ai bien demandé pardon dans le fond de mon cœur. Pauvre cher adoré, je ne sais pas comment j’ai pu me méprendre sur cette innocente plaisanterie que jamais dans aucun cas tu ne dirais sérieusement par bonté et par bon goût. Aussi suis-je trois fois stupide pour m’y être méprise un seul instant. Je te promets que cela ne m’arrivera plus dusséa-je vivre encore cent vingt ans et être plus griffagne et plus glabre que la chaste Bauldourb après la partie de chasse de son Pécopin [1]. D’abord vous ne pouvez pas m’insulter sans que l’injure retombe de moitié sur vous. Ainsi, prenez garde à tout ce que vous me direz. En attendant je suis bien heureuse, mon Victor, car je sens que tu m’aimes et que tu es bien honnête et bien loyal pour moi. Aussi, mon doux adoré, toute ma confiance et avec elle tout mon bonheur sont revenus. Je suis heureuse, bien heureuse et je me porte bien. J’ai passé une très bonne nuit d’autant meilleure que tu la partageais avec moi en rêve. Mais à défaut de la réalité c’est encore du bonheur. Ceci ne t’empêche pas de tâcher d’arranger une bonne vraie nuit si tu peux. Tu avais parlé de la mi-carême. Ce serait bientôt, mais je crains que tu n’aies pas le temps de méditer ton improvisation d’ici là. Ce serait une occasion toute trouvée surtout si ton Charles comme c’est probable a de son côté quelque joyeuse invitation. D’ici là, mon petit homme, il ne faut pas oublier votre promesse et encore moins vous laisser accaparer par quelque Bourson plus ou moins Van Hasselt. D’abord je pense que ce sera le jour de la fameuse olla podrida [2]mais dans tous les cas ce sera le jour où j’espère le plus te voir puisque tu me l’as promis. D’ici là mon Victor, je me résigne de mon mieux aux soirées littéraires [3] de Deschanel, aux dîners d’affaire et de librairie à Marc Dufraisse et au Bonhomme Roussel.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16370, f. 193-194
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « dussais-je ».
b) « Beauldour ».


Bruxelles, 10 mars 1852, mercredi après-midi, 1 h.

Il m’est impossible de me décider à sortir de ce temps-ci mon petit homme, j’ai d’ailleurs ma blanchisseuse à laquelle je n’avais pas pensé. J’attendrai pour sortir seule que le temps soit moins froid et moins triste. Quand je suis avec toi le soleil est dans mon cœur et je ne m’aperçois pas si celui du Bon Dieu est à son poste. Mais toute seule je ne saurais me passer de beau temps. Je suis furieuse contre moi, mon pauvre homme, pour avoir oublié de te faire changer de gilet et de caleçona de flanelle. Je sais bien que je réparerai cet oubli ce soir mais le susdit caleçon et le gilet n’en resteront pas moins huit jours sans être blanchis, ce qui est contraire à la propreté et à l’ordre. Décidément j’ai manqué à mon service de lingère en chef d’une manière très grave. La première fois que cela m’arrivera je vous paierai une forte amende pour m’apprendre à faire mon devoir plus régulièrement. On dit que tu as rendez-vous avec Pascal Duprat, mais cela ne peut t’empêcher de venir me voir un pauvre petit moment avant ton dîner ? Songe que tu vas ce soir au cours de Deschanel et que tu dînes vendredi en ville. Tout cela, mon pauvre amour, pour n’être pas sale, tient beaucoup trop de place dans ta vie en faisant la mienne plus vide et plus monotone. Je sais bien qu’il est difficile que tu fasses autrement. Je reconnais même que tu y mets beaucoup de discrétion par rapport à moi mais cela ne m’empêche pas de souffrir de la privation de ne pas te voir. Aussi, mon Victor bien-aimé, tâche de me donner tous les petits moments que tu peux dérober aux affaires et aux gens. Tu verras quel profit j’en tirerai pour ma joie, pour ma santé et pour mon bonheur. En attendant je vais travailler à mon récit [4] qui s’allonge indéfiniment malgré le désir que j’ai d’en finir bien vite avec ma prose. Fichtre, elle est encore plus stupide que moi ce qui n’est pas peu dire. Une autre fois je garderai mes cancans pour moi. Ce sera plus simple et moins embêtant pour vous et pour moi.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16370, f. 195-196
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « calçon ».

Notes

[1« La Légende du beau Pécopin et de la belle Bauldour, correspond à la lettre XXI du Rhin et se trouve donc en son centre dans l’édition augmentée de 1845. Hugo prétend avoir écrit ce conte « dans le lieu même, caché dans le ravin fossé » du Falkenburg, « sous la dictée des arbres, des oiseaux, du vent et des ruines. » En fait le conte a été écrit au retour à Paris, Place Royale en 1841, autour de la réception à l’Académie, le 3 juin […] L’investissement biographique et intime a tout de suite été fait par Juliette qui s’identifie à Bauldour, ridée et reléguée, tandis que Hugo se voit attribuer la talisman d’éternelle jouvence de Pécopin. » Françoise Chenet, Genèse et filiations de Pécopin, communication au Groupe Hugo, 25 mars 2006.

[2Olla podrida : ragoût espagnol.

[3« Ancien maître de conférence à l’École normale supérieure, Émile Deschanel s’était recyclé en ouvrant à la fin de l’hiver un cours hebdomadaire sur les écrivains français dans la grande salle du Cercle artistique et littéraire de Bruxelles, galerie de la Reine. Encouragé par la présence épisodique de Victor Hugo, d’Alexandre Dumas, d’Edgar Quinet, d’Étienne Arago et de Michel de Bourges, il parvenait à réunir des aristocrates belges et des proscrits français. » (Jean-Marc Hovasse, Victor Hugo, t. II. Pendant l’exil. 1851-1864, Fayard, 2008, p. 44-45.

[4Juliette est en train d’achever l’écriture de son Journal du coup d’État (cf. note 1 de la lettre du 9 mars, 2 h.).

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