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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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17 octobre [1841], dimanche soir, 4 h. ½

C’est à vous à me demander pardon, mon cher petit méchant, puisque c’est vous qui me faites du mal quand je ne vous fais rien. Je vous pardonne mais n’y revenez pas, entendez-vous, affreux homme.
Je voudrais bien savoir si les Cogniarda ont eu le front de donner Ruy Blas ce soir. Ils en sont très capablesb, les cuistres, quitte à fermer boutique dans trois mois [1]. Mais dans tout ça je ne suis pas contente du sieur Frédérickc, sa conduite n’est rien moins que loyale et je crains fort que tu n’en sois bientôt convaincu [2]. C’est incroyable à quel point ta bonté et ta générosité t’attirent de perfidies et de trahisons de toutes sortes. En vérité, je voudrais que tu te montrassesd une bonne fois pour faire cesser toutes ces turpitudes qui ont pour inconvénient de te faire passer toutes les nuits à un travail excessif et continuel. Si je tenais les Cogniarda ou le Frédérickc, je leur dirais joliment leur fait à ces affreux chienlitse. Malheureusement, j’en suis réduite à rognonner toute seule, ce qui est peu désopilant. Tu serais bien inspiré de venir travailler auprès de moi. La mère Pierceau ne viendra pas et d’ailleurs ça ne ferait rien, au contraire [3]. Je ne t’en baiserais que plus et nous ne ferions pas de bruit, nous irions dans la salle à manger et nous te laisserions ta belle chambre, mon cher petit cochon. Au lieu de cela, j’ai bien peur que vous ne demeuriez parmi vos goistapioux tandis que moi je serai là comme un pauvre chien galeux toute seule et toute triste. Je m’en vengerai en copiant et en recopiant toutes vos histoires et en fourrant mon nez dans tous vos gribouillis. Je n’en échapperai pas un seul, vous pouvez en être sûr, ça vous apprendra à me laisser abandonnéef à moi-même.
Baisez-moi, méchant homme, et ne me faites plus de chagrin à plaisir. L’amour tel que je le sens, mon adoré, ne supporte ni la parodie ni la plaisanterie, aussi dès que je te vois faire semblant de nier ce qui est plus clair que le jour, je souffre et je suis prête à jeter le manche après la cognée, quitte à me tuer un moment après. N’est-ce pas, mon amour, que tu ne diras plus que je t’aime moins qu’autrefois quand tu sais bien le contraire ? Baise-moi, je te pardonne.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16347, f. 33-34
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « Cognard ».
b) « capable ».
c) « Frédéric ».
d) « montrasse ».
e) « chianlits ».
f) « abandonner ».

Notes

[1Ruy Blas a été repris à la Porte-Saint-Martin le 11 août 1841, avec Frédérick-Lemaître et Raucourt, pour de nombreuses représentations. Quant aux frères Cogniard, qui ont repris la direction du théâtre de la Porte Saint-Martin en 1841 après la faillit d’Harel, ils entretiennent avec Hugo des relations tumultueuses. La presse satirique de l’époque, comme Le Charivari, s’en fait parfois l’écho.

[2Il semblerait que Frédérick-Lemaître souffre régulièrement de rhumatismes qui l’empêchent parfois de jouer (voir les lettres du 25 août, du 6 septembre et du 24 septembre 1841). Or Juliette, qui le déteste, ne croit pas une seconde à ces indispositions.

[3En général, le dimanche soir, quelques amies de Juliette Drouet viennent dîner chez elle. Il s’agit surtout de Mme Triger, de Mme Guérard, de Mme Besancenot et de Mme Pierceau.

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