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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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14 septembre [1841], mardi soir, 5 h. ¾

Pauvre bien-aimé adoré, tu viens de perdre encore un de tes bons amis et je partage avec toi tous tes regrets car je sais par expérience combien les amitiés désintéressées sont rares. Tu iras sans doute au convoi de ce pauvre vieux ami, tâche de ne pas te laisser trop impressionner par cette triste cérémonie et de ne pas revenir malade, mon adoré. Je t’aime mon Toto bien-aimé, je t’aime de toute mon âme. Je suis triste dès que je te vois triste, tes chagrins me touchent plus que les miens. Je voudrais pour tout au monde que ce bon M. Bertin soit encore vivant, c’est une si bonne chose qu’un honnête homme qu’il ne devrait jamais mourir [1]. Je voudrais être déjà à ce soir pour te voir, te parler, t’entendre, t’admirer et t’adorer. Mon Victor bien-aimé, mon cher bien-aimé, mon âme, ma vie, ma joie, mon tout, je t’aime. Ne vaa pas dans les émeutes s’il y en a ce soir, mon Toto [2]. Pense à moi qui seraisb si malheureuse s’il t’arrivait le plus petit mal, pense à moi qui t’aime, mon amour, comme les anges aiment le bon Dieu et tâche de revenir bien vite auprès de moi.
Je vais raccommoderc moi-même vos chaussettes, pôlisson, car pour Suzanne il n’y a pas moyen d’y songer. Je vais vous faire des BOURATS, soyez tranquille scélérat. Baisez-moi en attendant.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16346, f. 221-222
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « vas ».
b) « serait ».
c) « racommoder ».

Notes

[1Le lendemain, très affligé par cette perte, Hugo écrira à Mlle Louise Bertin : « 15 septembre 1841 ce mardi soir [il y a ici une erreur de datation puisque le 15 est un mercredi]. / Que vous dire, mademoiselle, et comment vous consoler, moi qui aurais besoin de consolation moi-même ? Vous savez combien j’aimais votre père. Il me semble que c’est le mien que je perds pour la seconde fois. J’étais à la campagne ce matin quand cette douloureuse nouvelle nous est parvenue. Je suis accouru à Paris comme si tout n’était pas fini, hélas ! Je viens de voir Armand, ce bon Armand. Nous avons parlé de votre père, de vous, Mademoiselle Louise, de notre cher Édouard, de vous tous, et cela m’a un peu soulagé. J’avais besoin de cet épanchement. Je croyais votre père guéri, cela faisait partie de mon bonheur cette année. Jugez du coup que nous avons reçu. De pareils hommes ne devraient pas mourir. Lui si doux, si noble, si excellent, si supérieur en tout, en bonté comme en esprit, lui meilleur que nous tous, lui plus fort que nous tous, lui plus jeune que nous tous, si respecté, si heureux, si aimé, si nécessaire, hélas ! Pourquoi est-il mort ? Si sa présence nous manque, que sa pensée du moins ne nous manque pas. Je vous écris plein du souvenir de ces belles et douces années des Roches qui rayonnent maintenant pour moi plus que jamais. Vous, mademoiselle, qui êtes un si grand cœur, pourquoi êtes-vous si cruellement affligée ? Hélas ! Quelque jour j’essaierai de vous dire à vous ce que je pensais, ce que je pense de votre cher et vénérable père. Aujourd’hui je ne puis que baiser vos mains et pleurer. / Victor » (Victor Hugo, Correspondance, Tome I, (année 1814-1848), Reproduction de l’édition de Paris, Albin Michel, Ollendorff, 1947, p. 588). Fruit du hasard ou expression naturelle de l’affliction en pareille situation, Hugo reprend presque mot pour mot l’expression de Juliette « c’est une si bonne chose qu’un honnête homme qu’il ne devrait jamais mourir ».

[2Le mois de septembre 1841 est plutôt agité à Paris et en France pour deux raisons. La première concerne la violente résistance au recensement Humann (voir la lettre de la veille). La seconde concerne un attentat de Quénisset contre le duc d'Aumale, la veille, alors que celui-ci, rentrant d’Afrique, défile dans le Faubourg-Saint-Antoine à la tête de son régiment. Quénisset déclare appartenir à la Société des ouvriers égalitaires. La Cour des pairs publie aussitôt un ouvrage qui détaille l’événement : Attentat du 13 septembre 1841, procédure et dépositions de témoins, Paris, Imprimerie royale, 1841.

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